Recueil de texte sur Aphrodite

Table des matières

Sappho Ode à Aphrodite. 2

Les Métamorphoses d’Ovide Livre IV.. 3

Vénus et Mars (IV, 167-189) 3

Hermaphrodite (IV, 285-415) 3

Les Métamorphoses d’Ovide Livre X.. 7

Pygmalion (X, 243-297) 7

Myrrha et Cinyras (X, 297-518) 8

Vénus et Adonis (X, 519-559) 14

APULEE L’Âne d’or ou les Métamorphoses. 16

Le Conte d’Amour et de Psyché. 16

L’oracle et l’exposition (IV, 32, 5 – 35, 4) 18

La première visite des soeurs (V, 7, 1 – 8, 5) 23

Psyché attend famille. Second avertissement (V, 11, 3 – 13, 6) 25

Deuxième visite des soeurs (V, 14, 1 – 15, 5) 26

Le dévoilement de Cupidon (V, 21, 3 – 23, 5) 30

La fuite de Cupidon (V, 23, 6 – 24, 5) 31

L’intervention du dieu Pan (V, 25, 1 – 25, 6) 32

La punition des deux soeurs (V, 26, 1 – 27, 5) 32

Vénus informée s’en prend violemment à Cupidon (V, 28, 1 – 30, 6) 33

Junon et Cérès (V, 31, 1 – VI, 4, 5) 35

Vénus accueille très durement Psyché (VI, 8, 5 – 9, 6) 39

Première épreuve : le tri des grains (VI, 10, 1 – 11, 2) 40

Deuxième épreuve : les brebis à la toison d’or (VI, 11, 3 – 13, 1) 41

Jupiter intervient en faveur de Psyché et fait d’elle une immortelle (VI, 22, 1 – 23, 5) 46

L’apothéose de Psyché et le mariage (VI, 23, 5 – 24, 4) 47

Sappho Ode à Aphrodite

Toi dont le trône étincelle, ô immortelle Aphrodite, fille de Zeus, ourdisseuse de trames, je t’implore : ne laisse pas, ô souveraine, dégoûts ou chagrins affliger mon âme,

Mais viens ici, si jamais autrefois entendant de loin ma voix, tu m’as écoutée, quand, quittant la demeure dorée de ton père tu venais, Après avoir attelé ton char,

de beaux passereaux rapides t’entraînaient autour de la terre sombre, secouant leurs ailes serrées et du haut du ciel tirant droit à travers l’éther.

Vite ils étaient là. Et toi, bienheureuse, éclairant d’un sourire ton immortel visage, tu demandais, quelle était cette nouvelle souffrance, pourquoi de nouveau j’avais crié vers toi,

Quel désir ardent travaillait mon cœur insensé : « Quelle est donc celle que, de nouveau, tu supplies la Persuasive d’amener vers ton amour ? qui, ma Sappho, t’a fait injure ?

Parle : si elle te fuit, bientôt elle courra après toi ; si elle refuse tes présents, elle t’en offrira elle-même ; si elle ne t’aime pas, elle t’aimera bientôt, qu’elle le veuille ou non. »

Cette fois encore, viens à moi, délivre-moi de mes âpres soucis, tout ce que désire mon âme exauce-le, et sois toi-même mon soutien dans le combat.

Les Métamorphoses d’Ovide Livre IV

Vénus et Mars (IV, 167-189)

La Minéide avait achevé. Après un court intervalle, Leuconoé commence, et ses sœurs silencieuses l’écoutent en travaillant.

[169] L’amour a soumis aussi à sa puissance ce Soleil, qui féconde tout de sa lumière éclatante. Je raconterai les amours du Soleil. Comme le premier il voit tout dans le monde, le premier il avait vu l’adultère de Mars et de Vénus. Il en rougit ; et, découvrant au fils de Junon l’opprobre de son lit, il lui montra le théâtre de sa honte. Vulcain consterné s’indigne, laisse échapper le fer que travaille sa main, et soudain il fabrique et lime des chaînes d’airain. Il en forme des rets, tissu léger, délicat, et presque imperceptible. Le lin arrondi sur le fuseau, la toile qu’Arachné ourdit sous de vieux toits, n’égalent point en finesse ce tissu merveilleux. Le dieu de Lemnos en combine avec art les ressorts, qui doivent obéir aux moindres mouvements. Il attache ce piège au lit des deux amants ; et dès qu’ils sont réunis, il étend son réseau, les surprend, et les retient dans leurs embrassements.

Alors, ouvrant les portes d’ivoire de son palais, à ce spectacle il appelle tous les dieux. Il leur montre le couple enchaîné, honteux, et confus. On rapporte que les dieux rirent de cette aventure. On dit même que, dans un joyeux délire, quelques immortels osèrent souhaiter la même honte au même prix.

 

Hermaphrodite (IV, 285-415)

Apprenez pourquoi Salmacis est une source impure; pourquoi dans ses ondes l’homme s’énerve et s’amollit. On ne peut méconnaître l’effet, j’en vais conter la cause.

[288] Dans les antres du mont Ida fut jadis nourri, par les Naïades, un enfant fruit des amours d’Aphrodite et d’Hermès. On pouvait à ses traits facilement reconnaître l’auteur de ses jours; il tira son nom de tous les deux. À peine avait-il atteint son troisième lustre, il abandonna les monts, berceau de son jeune âge; et, loin de l’Ida, il se réjouissait d’errer dans des lieux inconnus, de voir des peuples et des fleuves nouveaux. Un instinct curieux lui rendait plus légers les travaux, les fatigues du voyage. Il avait parcouru les villes de la Lycie; il venait de quitter cette contrée pour entrer dans la Carie, lorsqu’à ses yeux se découvre un canal immobile, dont l’onde pure et transparente permet à l’œil d’en pénétrer la profondeur. Ni le roseau des marais, ni l’algue stérile, ni le jonc aigu, n’en souillent le cristal. Cette fontaine est environnée d’une verte ceinture, abordée d’un gazon toujours frais. Une Nymphe l’habite; inhabile aux exercices de Diane, elle ne sait ni tirer de l’arc, ni suivre un cerf à la course; et c’est la seule des Naïades qui soit inconnue à la déesse des forêts.

[305] On raconte que souvent ses sœurs lui disaient : « Salmacis, prends un javelot, arme-toi d’un carquois, mêle à tes doux loisirs les travaux pénibles de la chasse ». Mais elle ne prit ni javelot, ni carquois; elle méprisa la chasse, et n’aima que sa solitude et son oisiveté. Tantôt elle baigne dans des flots purs ses membres délicats; tantôt avec art elle arrange ses cheveux, ou consulte pour se parer le miroir de son onde. Quelquefois, couvrant son corps d’un tissu transparent, elle se couche sur la feuille légère, ou sur l’herbe tendre. Souvent elle cueille des fleurs; et peut- être ce dernier soin l’occupait lorsque le jeune Hermaphrodite s’offrit à ses regards. Elle le vit, et l’aima. Elle se hâtait de l’aborder; mais avant d’arriver à lui, elle arrange sa parure; elle compose son visage, et son regard, et son maintien. Elle brille enfin de tout l’éclat de ses attraits.

« Bel enfant, lui dit-elle, croirai-je que tu sois un mortel ? es-tu dieu ? Si tu l’es, je vois sans doute l’Amour, ou, si c’est à une mortelle que tu dois le jour, ah ! combien heureuse est ta mère ! combien heureux ton frère et ta sœur, si tu as une sœur ! heureuse encore la nourrice qui t’a donné son sein ! mais heureuse surtout, et mille fois heureuse celle que l’hymen a rendu ta compagne, ou celle que tu trouveras digne de ce bonheur ! Si ton choix est déjà fait, permets du moins qu’un doux larcin soit le prix de ma flamme; et si ta main peut encore se donner, oh ! que je sois ton épouse, et comble tous mes vœux ! « 

[329] La Naïade se tait. Hermaphrodite rougit. Il ignore ce que c’est que l’amour; mais sa rougeur l’embellit encore; et son visage ressemble à la pomme vermeille; à l’ivoire, qui reçut une teinte de pourpre; au rouge de Phébé, quand l’airain sonore appelle en vain, pour la délivrer, un magique secours.

Souvent la Nymphe implore, au moins ces baisers innocents qu’une sœur donne et reçoit d’un frère. Déjà ses mains étendues allaient toucher l’ivoire de son cou : « Cessez, dit-il, ou je fuis; et j’abandonne et ces lieux et vous-même » ! Salmacis a frémi : « Jeune étranger, répond-elle, je te laisse; sois libre et maître dans ces lieux » ! À ces mots, elle feint de s’éloigner; et se glissant sous un épais feuillage, elle plie un genou, s’appuie sur l’autre, regarde, et voit, sans pouvoir être vue. Se croyant seul et sans témoins, le fils de Mercure et de Vénus joue sur le gazon, va, revient, essaie un pied timide sur une eau riante et tranquille, le plonge ensuite jusqu’au talon; et bientôt, invité par l’onde tiède et limpide, de son corps délicat il détache le vêtement léger. La Nymphe le voit, l’admire, et s’enflamme. Ses yeux étincellent, semblables aux rayons que reflète une glace pure exposée aux feux brillants de l’astre du jour. À peine la Nymphe diffère; elle retient à peine ses transports, et déjà éperdue, hors d’elle-même, elle brûle, et ne se contient plus.

[352] Hermaphrodite frappe légèrement son corps de ses mains, et s’élance dans les flots. Il les divise en étendant les bras, et brille dans l’onde limpide comme une statue d’ivoire, comme de jeunes lis brilleraient sous un verre transparent. « Je triomphe, s’écrie la Nymphe, il est à moi » ! À l’instant même, dégagée de sa robe légère, elle est au milieu des flots. Elle saisit Hermaphrodite, qui résiste; elle ravit des baisers, qu’il dispute; écarte et retient ses mains; malgré lui, presse son sein sur son sein; l’enlace dans ses bras, s’enlace elle-même dans les siens; rend enfin inutiles tous les efforts qu’il fait pour s’échapper. Tel, emporté vers les cieux par le roi des airs, un serpent, la tête pendante, embarrasse de ses longs anneaux les serres et les ailes étendues de son ennemi; tel au tronc d’un vieux chêne s’entrelace le lierre tortueux; tel déployant, resserrant ses réseaux, le polype au fond des mers enveloppe sa proie.

[368] Hermaphrodite se débat, et résiste, et refuse. La Nymphe s’attache à lui, redouble ses efforts, le presse, et s’écrie : « Tu te défends en vain, ingrat ! tu n’échapperas pas. Dieux, daignez l’ordonner ainsi ! que rien ne me sépare de lui, que rien ne le détache de moi ! »

Les dieux ont exaucé sa prière. Au même instant, sous une seule tête, les deux corps se sont unis. Tels deux jeunes rameaux, liés l’un à l’autre, croissent sous la même écorce, et ne font qu’une tige. Hermaphrodite et la Nymphe ne sont plus ni l’un ni l’autre, et sont les deux ensemble. Ils paraissent avoir les deux sexes et ils n’en ont aucun.

[380] Hermaphrodite s’étonne d’avoir perdu dans cette onde limpide son sexe et sa vigueur; il lève les mains au ciel, et s’écrie : « Divinités dont je porte le nom, vous, auteurs de mes jours, accordez-moi la grâce que j’implore ! que tous ceux qui viendront après moi se baigner dans ces eaux y perdent la moitié de leur sexe ! » Mercure et Vénus, touchés de sa prière, daignèrent l’exaucer; et sur ces eaux répandant une essence inconnue, leur donnèrent la vertu de rendre les sexes indécis.

Les Minéides ont cessé de parler : elles travaillent encore; elles méprisent Bacchus, et profanent sa fête. Tout à coup les tambours et les flûtes recourbées, à l’airain retentissant, mêlent leur bruit confus. L’air est embaumé de myrrhe et de parfums. Les filles de Minyas voient verdir leurs toiles; le lierre y serpente; la vigne y pend en festons. En longs ceps s’arrondit la laine qui charge leurs fuseaux. Le pampre s’ourdit à leurs trames; et de la pourpre dont brillaient les tissus, soudain les grappes se colorent. Déjà le soleil était descendu dans le vaste sein des mers. C’était l’heure où règne une clarté douteuse entre la lumière et les ombres; l’heure où n’étant plus jour, il n’est pas encore nuit. Soudain le toit s’ébranle; on voit briller des torches ardentes; des lueurs effrayantes s’attachent aux lambris, et des tigres, simulacres horribles, hurlent parmi les feux.

[405] Tandis que, saisies de terreur, les Minéides, fuyant la lumière et les flammes, se sauvent en divers lieux, dans l’ombre et la fumée, une membrane déliée s’étend sur leurs corps rétrécis; des ailes légères enveloppent leurs bras. L’obscurité ne leur permet pas de voir comment elles ont subi ce changement. Sans le secours d’aucun plumage, elles s’élèvent dans l’air; elles sont soutenues par des ailes d’un tissu transparent. Elles veulent se plaindre, et leur voix n’est plus qu’un cri faible qui part d’un faible corps, un murmure aigu, seul langage permis à leurs regrets. Elles n’habitent point les forêts, mais les toits des maisons. Ennemies du jour, elles ne paraissent que la nuit; elles volent le soir, et, compagnes de Vesper, on les nomme Vespérides.

Les Métamorphoses d’Ovide Livre X

Pygmalion (X, 243-297)

Témoin du crime des Propétides, Pygmalion déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice. Il rejette les lois de l’hymen, et n’a point de compagne qui partage sa couche.

[247] Cependant son ciseau forme une statue d’ivoire. Elle représente une femme si belle que nul objet créé ne saurait l’égaler. Bientôt il aime éperdument l’ouvrage de ses mains. C’est une vierge, on la croirait vivante. La pudeur seule semble l’empêcher de se mouvoir : tant sous un art admirable l’art lui-même est caché ! Pygmalion admire; il est épris des charmes qu’il a faits. Souvent il approche ses mains de la statue qu’il adore. Il doute si c’est un corps qui vit, ou l’ouvrage de son ciseau. Il touche, et doute encore. Il donne à la statue des baisers pleins d’amour, et croit que ces baisers lui sont rendus. Il lui parle, l’écoute, la touche légèrement, croit sentir la chair céder sous ses doigts, et tremble en les pressant de blesser ses membres délicats. Tantôt il lui prodigue de tendres caresses; tantôt il lui fait des présents qui flattent la beauté. Il lui donne des coquillages, des pierres brillantes, des oiseaux que couvre un léger duvet, des fleurs aux couleurs variées, des lis, des tablettes, et l’ambre qui naît des pleurs des Héliades. Il se plaît à la parer des plus riches habits. Il orne ses doigts de diamants; il attache à son cou de longs colliers; des perles pendent à ses oreilles; des chaînes d’or serpentent sur son sein. Tout lui sied; mais sans parure elle ne plaît pas moins. Il se place près d’elle sur des tapis de pourpre de Sidon. Il la nomme la fidèle compagne de son lit. Il l’étend mollement sur le duvet le plus léger, comme si des dieux elle eût reçu le sentiment et la vie.

[270] Cependant dans toute l’île de Chypre on célèbre la fête de Vénus. On venait d’immoler à la déesse de blanches génisses dont on avait doré les cornes. L’encens fumait sur ses autels; Pygmalion y porte ses offrandes; et, d’une voix timide, il fait cette prière : « Dieux puissants ! si tout vous est possible, accordez à mes vœux une épouse semblable à ma statue ». Il n’ose pour épouse demander sa statue elle-même.

Vénus, présente à cette fête, mais invisible aux mortels, connaît ce que Pygmalion désire, et pour présage heureux que le vœu qu’il forme va être exaucé, trois fois la flamme brille sur l’autel, et trois fois en flèche rapide elle s’élance dans les airs.

[280] Pygmalion retourne soudain auprès de sa statue. Il se place près d’elle; il l’embrasse, et croit sur ses lèvres respirer une douce haleine. Il interroge encore cette bouche qu’il idolâtre. Sous sa main fléchit l’ivoire de son sein. Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts de l’ouvrier, la cire prend la forme qu’on veut lui donner.

Tandis qu’il s’étonne; que, timide, il jouit, et craint de se tromper, il veut s’assurer encore si ses voeux sont exaucés. Ce n’est plus une illusion : c’est un corps qui respire, et dont les veines s’enflent mollement sous ses doigts.

[290] Il rend grâces à Vénus. Sa bouche ne presse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. La statue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le ciel et son amant. La déesse préside à leur hymen; il était son ouvrage. Quand la lune eut rempli neuf fois son croissant, Paphus naquit de l’union de ces nouveaux époux; et c’est de Paphus que Chypre a reçu le nom de Paphos.

 

Myrrha et Cinyras (X, 297-518)

Cinyras fut aussi le fruit de cet hymen : Cinyras qu’on eût pu dire heureux, s’il n’eût pas été père.

Je vais chanter un crime affreux. Jeunes filles, et vous, pères, éloignez-vous et ne m’écoutez pas; ou si mes vers ont pour vous quelques charmes, doutez du fait que je vais raconter : ou, si vous le croyez, croyez aussi et gravez dans vos cœurs le châtiment qui l’a suivi. Je félicite les peuples de la Thrace, et ce ciel, et ma patrie, d’être éloignés des climats qui furent témoins d’un forfait aussi odieux. Que l’heureuse Arabie soit féconde en amome; que l’encens, des parfums précieux, des plantes rares, des fleurs odoriférantes, croissent dans son sein : elle voit naître aussi la myrrhe, et l’arbre qui la porte est trop cher acheté par le crime qui l’a produit.

[311] Myrrha ! l’Amour même se défend de t’avoir blessée de ses traits, d’avoir allumé de son flambeau tes feux criminels. Ce fut une des Furies, armée de sa torche infernale, qui souffla sur toi les poisons dont ses affreux serpents étaient gonflés. La haine pour un père est un crime dans ses enfants; mais l’amour que tu sens est cent fois plus détestable. Tous les princes de l’Orient se disputent et ton cœur et ta main. Parmi tous ces amants, choisis un époux : n’excepte que celui qui t’a donné le jour.

Cependant Myrrha connaît le trouble de son cœur, la honte et l’horreur de sa flamme. « Quelle fureur m’entraîne, dit-elle, et qu’est-ce que je veux ? Ô dieux immortels ! ô piété filiale ! droits sacrés du sang ! étouffez mon amour, et prévenez un si grand crime, si c’est un crime en effet. Mais la nature ne paraît pas condamner mon penchant. Les animaux s’unissent indistinctement et sans choix. Le taureau, le cheval, le bélier fécondent le sein qui les a nourris. L’oiseau couve avec sa mère dans le nid qui fut son berceau. Ah ! l’homme est moins heureux. Il s’est enchaîné par des lois cruelles qui condamnent ce que permet la nature. On dit pourtant qu’il existe des nations où le père et la fille, où le fils et la mère, unis par l’hymen, voient leur amour croître par un double lien.

[334] « Pourquoi chez ces peuples heureux n’ai-je reçu le jour, loin de la terre où je suis née, et dont les lois condamnent mon amour ? Mais pourquoi me retracer ces objets ? Fuyez, vains désirs, faux espoir ! Cinyras mérite mon amour, mais je ne dois aimer Cinyras que comme on aime un père. Ainsi donc, si je n’étais sa fille, je pourrais aspirer à lui plaire ! Ainsi si j’étais moins à lui, il serait plus à moi ! Le lien qui nous unit s’oppose à mon bonheur. Étrangère à Cinyras, ah ! je serais plus heureuse.

[341] « Fuyons de ces lieux. Ce n’est qu’en abandonnant ma patrie que je pourrai triompher d’un penchant criminel. Mais, hélas ! une erreur funeste me retient et m’arrête. Que du moins je puisse voir Cinyras, me placer à ses côtés; que je puisse lui parler, recevoir ses baisers et les lui rendre, s’il ne m’est permis d’espérer rien de plus. Eh ! que peux-tu, fille impie, prétendre plus encore ? Veux-tu confondre ensemble tous les noms et tous les droits; être la rivale de ta mère, et la fille de ton époux, et la sœur de ton fils, et la mère de ton frère? Ne crains-tu pas les sombres déités, aux cheveux de serpents, qui, à la lueur de leurs torches sanglantes, voient et épouvantent le crime dans le cœur des mortels. Ah ! tandis que ton corps est pur encore du crime, garde-toi d’en souiller ton esprit. Ne cherche point à violer les droits sacrés de la nature. Quand ton père partagerait ton funeste délire, ce délire trouve en lui-même sa condamnation. Mais Cinyras a trop de vertu. Il connaît et respecte les droits du sang. Malheureuse ! ah ! pourquoi ne brûle-t-il pas des mêmes feux que moi » !

[356] Ainsi parlait Myrrha. Cependant Cinyras, hésitant sur le choix qu’il doit faire dans le grand nombre d’illustres amants qui recherchent la main de sa fille, l’interroge elle-même, lui nomme ces amants, et consulte son cœur. Elle se tait, elle rougit en regardant son père, et ses yeux enflammés se remplissent de larmes. Cinyras croit que ces larmes et ce silence expriment la pudeur et l’embarras d’une vierge timide. Il lui défend de s’affliger, il essuie ses pleurs, il l’embrasse; et ce baiser paternel est pour elle plein de charmes. Il l’interroge encore sur le choix qu’elle doit faire : « Puisse mon époux, dit-elle, être semblable à vous » ! Cinyras loue cette réponse, qu’il est loin de comprendre : « Ô ma fille ! s’écrie-t-il, conserve toujours pour ton père la même piété » ! À ce saint nom, Myrrha baisse les yeux et reconnaît son crime.

[368] Le char de la Nuit roulait dans l’ombre et le silence. Le sommeil suspendait les travaux et les peines des mortels. La fille de Cinyras veille, et brûle d’un feu qu’elle ne peut dompter. En proie à cette passion fatale, tantôt elle désespère, et tantôt elle veut tout oser. Elle rougit, elle désire, et ne sait à quel parti s’arrêter. Comme, près de sa racine, profondément par la hache entamé, l’arbre qui n’attend plus qu’un dernier coup, gémit, chancelle, ne sait de quel côté son poids va l’entraîner, et de tous côtés fait craindre son immense ruine: telle, profondément blessée, Myrrha sent s’égarer son esprit agité de mouvements divers. Elle forme tantôt un dessein, tantôt un autre : enfin, elle ne voit plus de repos pour elle et de remède a son mal que dans la mort. Elle se lève, elle veut de ses propres mains terminer sa triste destinée; et soudain à une poutre attachant sa ceinture : « Adieu, dit-elle, cher Cinyras ! Puissiez-vous ne pas ignorer la cause de ma mort » ! Elle dit, et déjà elle attachait à son cou le funeste tissu.

[382] Mais des murmures confus ont frappé les oreilles de sa nourrice, qui repose près de son appartement. La vieille se lève, ouvre la porte, voit les funèbres apprêts, s’écrie, meurtrit son sein, arrache et déchire la ceinture fatale. Elle pleure ensuite, embrasse Myrrha, et veut enfin connaître la cause de son désespoir.

Myrrha se tait, immobile, et les yeux baissés, accusant en secret le zèle pieux qui vient retarder son trépas. La nourrice redouble ses prières, et découvrant sa tête blanchie par les ans, son sein aride et flétri, elle la conjure par les soins qu’elle prit d’elle au berceau, par ce sein dont le lait fut son premier aliment, de confier son secret à son amour, à sa foi. Myrrha soupire, se détourne, et gémit. La nourrice la presse encore de rompre le silence : « Parlez, dit-elle, et souffrez que je vous sois utile. Ma vieillesse, encore active, ne peut m’empêcher de vous servir. Si l’amour est le mal qui fait votre tourment, je trouverai dans les plantes et dans des paroles magiques un remède certain. Si par quelque maléfice vos esprits sont troublés, j’emploierai pour vous guérir les charmes les plus puissants. Si la colère des dieux s’est appesantie sur vous, on peut les apaiser par des sacrifices. Que dois-je craindre encore, et qui peut vous affliger ? Tout vous rit; la fortune de votre maison est à l’abri des revers. Votre mère vit, ainsi que votre père heureux de votre amour « .

[402] Au nom de son père, Myrrha pousse un profond soupir. La nourrice ne soupçonne encore aucun crime; mais elle attribue ce soupir à l’amour. Elle insiste, elle conjure Myrrha de rompre le silence. Elle la prend en pleurant sur ses genoux chancelants; elle la serre dans ses bras par l’âge affaiblis.

« Je le vois, dit-elle, vous aimez. Mes services vous seront utiles; bannissez toute crainte. Je saurai vous cacher de votre père ». À ces mots, furieuse, égarée, Myrrha s’arrache des bras de sa nourrice, et pressant son lit de son front : « Éloigne-toi, s’écrie-t-elle, et respecte la honte qui m’accable. Éloigne-toi, ou cesse de me demander la cause de ma douleur ! Ce que tu veux savoir est un crime odieux ».

[414] La nourrice frémit, et lui tendant des bras de vieillesse et de crainte tremblants, elle se prosterne suppliante à ses pieds. Elle emploie tour à tour la prière et la crainte. Elle menace de révéler ce qu’elle a vu, le lien fatal à la poutre attaché; elle promet au contraire de servir l’amour dont le secret lui sera confié.

Myrrha lève la tête, elle baigne de ses pleurs le sein de sa nourrice, elle veut parler, et sa voix se refuse au pénible aveu qu’elle va faire. Enfin, couvrant son front de sa robe, elle dit : « Ô trop heureuse ma mère, épouse de Cinyras » ! Elle s’arrête, et gémit. Mais la nourrice n’a que trop entendu cet aveu commencé. Tous ses membres frémissent d’horreur, et ses cheveux blanchis se hérissent sur sa tête. Elle épuise tous les raisonnements pour vaincre une passion si détestable. Myrrha reconnaît la vérité, la sagesse de ses avis; mais elle est sûre de mourir, si elle renonce à son amour : « Vivez donc, dit enfin la nourrice ! Oui, vous posséderez…  » Elle n’ose ajouter votre père; elle se tait, et confirme sa promesse en attestant les dieux.

[431] C’était le temps où les femmes, en longs habits de lin, célébraient les fêtes de Cérès, et offraient à la déesse les prémices des fruits et les premiers épis. Pendant les neuf jours de ces solennités, elles devaient s’abstenir de la couche nuptiale. Avec elles Cenchréis, épouse de Cinyras, assistait à la célébration des mystères sacrés.

Tandis que la reine abandonnait ainsi le lit de son époux, l’artificieuse nourrice, trouvant le roi échauffé des vapeurs du vin, lui peint sous un nom supposé une amante réelle, et vante ses attraits. Interrogée sur son âge : « C’est, dit-elle, celui de Myrrha ». Elle reçoit l’ordre de l’amener. Elle rejoint Myrrha : « Réjouissez-vous, ma fille, s’écrie-t-elle, la victoire est à nous » ! Mais une joie parfaite ne remplit point le cœur de la triste Myrrha. Il est troublé de sinistres présages, et cependant elle se réjouit : tant sont grands le désordre et la confusion de ses sens !

[446] La nuit avait ramené le silence et les ombres. Le Bouvier roulait obliquement son char entre les étoiles de l’Ourse. Myrrha marche à son crime. La lune, au front d’argent, la voit, se, détourne, et s’enfuit. De sombres nuages voilent les astres, et la nuit a caché tous ses feux. Icare, le premier, tu couvris ton visage, ainsi que ta fille Ërigone, qu’auprès de toi plaça sa piété.

Trois fois en marchant le pied de Myrrha tremble et chancelle. Trois fois un hibou funèbre semble l’avertir et la rappeler par ses cris. Sans écouter ce sinistre présage, elle avance et poursuit. L’obscurité profonde l’encourage. Ce qui lui reste de pudeur dans les ténèbres s’évanouit. D’une main, elle s’appuie sur sa nourrice; de l’autre, qui se meut en avant dans l’ombre, elle interroge le chemin. Elle touche enfin la porte de l’appartement où repose son père : elle l’ouvre, elle entre, elle frémit. Ses genoux tremblants fléchissent : son sang s’arrête dans ses veines; elle pâlit; son courage l’abandonne. Plus elle est près du crime, plus le crime lui fait horreur. Elle se repent d’avoir trop osé. Elle voudrait pouvoir, sans être reconnue, revenir sur ses pas; mais, tandis qu’elle hésite, la vieille l’entraîne par le bras, et, la conduisant près du lit de Cinyras : « Je vous la livre, elle est à vous », dit-elle, et sa main les unit.

[465] Cinyras reçoit ainsi sa fille dans son lit incestueux. Il attribue la frayeur qui l’agite aux combats de la pudeur. Elle tremblait : il la rassure. Peut-être aussi, par un nom à son âge permis, il l’appelle : ma fille; elle répond : mon père ! afin que rien, pas même ces noms sacrés, ne manque à leur forfait.

Myrrha sort du lit de son père, portant dans son flanc le fruit d’un inceste odieux. La nuit du lendemain voit renouveler son crime; plusieurs autres nuits en sont les complices et les témoins. Enfin Cinyras veut voir cette amante inconnue. Un flambeau qu’il tient lui montre et sa fille et son crime. Saisi d’horreur, la parole expire sur ses lèvres; soudain il saisit son épée suspendue auprès de son lit. Le fer brille.

[476] Myrrha fuit épouvantée. Les ténèbres la protègent; elle échappe à la mort. Elle erre dans les campagnes; elle traverse celles de l’Arabie fertile en palmiers, celles de Panchaïe. Elle voit neuf fois croître et décroître le disque de Phébé. Enfin, succombant sous le poids de son sein et de ses longues courses, elle s’arrête aux champs de la Sabée. Incertaine dans les vœux qu’elle a formés, lasse de vivre, et craignant la mort, elle s’écrie : « Ô dieux ! si vous êtes touchés de l’aveu des fautes des mortels et de leur repentir, je reconnais avoir mérité ma peine, je me soumets au châtiment que m’a réservé votre colère. Mais, afin que ma vue ne souille pas les yeux des humains, si je reste sur la terre; ni les regards des ombres, si je descends dans leur triste séjour, sauvez-moi de la vie, sauvez-moi de la mort; et, changeant ma forme et ma figure, faites qu’en même temps je sois et ne sois plus ! »

[488] Le coupable qui se repent trouve toujours quelque divinité propice. Du moins les derniers vœux de Myrrha furent exaucés par des dieux bienfaisants. Elle parlait encore, et ses pieds s’enfoncent dans la terre; des racines en sortent, serpentent, affermissent son corps. Nouvel arbre, ses os en font la force : leur moelle est moelle encore; la sève monte et circule dans les canaux du sang. Ses bras s’étendent en longues branches, ses doigts en légers rameaux; sa peau se durcit en écorce. Déjà l’arbre pressait son flanc, couvrait son sein, et, croissant par degrés, s’élevait au-dessus de ses épaules. Myrrha, impatiente, penche son cou, plonge sa tête dans l’écorce, et y cache sa douleur.

Mais, quoique en perdant sa forme, elle ait aussi perdu le sentiment, elle pleure encore; un parfum précieux distille de l’arbre qui porte son nom, et le rendra célèbre jusque dans les siècles à venir.

[503] Cependant le fruit d’un coupable amour avait crû, et cherchait à s’ouvrir le tronc qui renferme sa mère. Le tronc s’enfle; Myrrha sent les douleurs de l’enfantement; mais elle n’a plus de voix pour les exprimer, pour appeler Lucine à son secours. L’arbre en travail se recourbe, gémit, et des larmes plus abondantes semblent couler de son écorce.

La compatissante Lucine approche des rameaux; elle y porte les mains, et prononce des mots puissants et favorables. L’arbre se fend, l’écorce s’ouvre, il en sort un enfant. À ses premiers cris, les Naïades accourent, le couchent sur l’herbe molle, arrosent son corps, et l’embaument des pleurs de sa mère. Il pourrait plaire même aux yeux de l’Envie. Il est semblable à ces Amours que l’art peint nus sur la toile animée; et si l’on veut que l’œil trompé s’y méprenne, qu’on donne un carquois à Adonis, ou qu’on l’ôte aux Amours.

Vénus et Adonis (X, 519-559)

Oh ! comme le temps insensible et rapide en son cours emporte notre vie ! que de nos ans qui s’écoulent la trace est passagère ! Adonis, né de son aïeul et de sa sœur, naguère enfermé dans un arbre, naguère le plus beau des enfants, bientôt adolescent, bientôt jeune homme, et chaque jour en beauté se surpassant lui-même, déjà plaît à Vénus, et va venger sa naissance et sa mère.

[525] Un jour l’enfant ailé jouait sur le sein de la déesse. Sans y songer, d’un trait aigu, il la blesse en l’embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils, mais la blessure est plus vive qu’elle ne le paraît, et la déesse y fut d’abord trompée. Bientôt, séduite par les charmes d’Adonis, elle oublie les bosquets de Cythère; elle abandonne Paphos, qui s’élève au milieu de la profonde mer; elle cesse d’aimer Cnide, où le pêcheur ne promène jamais sur l’onde une ligne inutile; elle déserte Amathonte, célèbre par ses métaux; le ciel même a cessé de lui plaire. Elle préfère au ciel le bel Adonis. Elle le suit, elle l’accompagne en tous lieux : elle qui jusqu’alors aimant le repos, le frais, et l’ombre des bocages, n’était occupée que des soins de sa beauté, que de la parure qui peut en relever l’éclat; aujourd’hui, telle que Diane, un genou nu, la robe retroussée, elle erre sur les monts et sur les rochers; elle court dans les bois, dans les plaines; elle excite les chiens; elle poursuit avec Adonis une timide proie, le lièvre prompt à fuir, le cerf aux bois rameux, le daim aux pieds légers; mais elle craint d’attaquer le sanglier sauvage; elle évite le loup ravisseur, l’ours par sa force terrible, et le lion qui se rassasie du carnage des troupeaux.

[542] Toi-même, Adonis, elle t’avertit; mais de quoi servent les conseils ! Elle te conjure de ne pas exposer tes jours : « Réserve, dit-elle, ton courage contre les animaux qu’on attaque sans péril. L’audace contre l’audace est téméraire. N’expose point, cher Adonis, une vie qui m’est si chère. Ne poursuis pas ces fiers animaux par la nature armés, et crains une gloire acquise au prix de mon bonheur. Ton âge et ta beauté, qui ont triomphé de Vénus, ne pourraient désarmer ni le lion furieux, ni le sanglier au poil hérissé. Les hôtes des forêts n’ont pour être touchés de tes charmes, ni mon cœur, ni mes yeux. Les sangliers violents semblent porter dans leurs défenses la foudre inévitable. La colère du lion est plus vaste et plus terrible encore. Je hais cette race cruelle : si tu en demandes la cause, je te la dirai; tu seras étonné de l’antique prodige d’un juste châtiment. Mais, fatiguée d’une course nouvelle et pénible pour moi, je suis hors d’haleine. Ce peuplier nous offre une ombre favorable; ce gazon nous invite au repos. Asseyons-nous sur le gazon, à l’ombre du peuplier. »

Elle dit, et s’assied; et pressant à la fois l’herbe tendre et son amant, et reposant sa tête sur son sein, elle commence ce récit, qu’elle poursuit, qu’elle interrompt souvent par ses baisers.

APULEE L’Âne d’or ou les Métamorphoses

Le Conte d’Amour et de Psyché

(IV, 28, 1 – VI, 24, 4)

3b. Chez les brigands

Une princesse dont la beauté provoque la jalousie de Vénus (IV, 28, 1 – 32, 4)

(IV, 28, 1) Il y avait une fois un roi et une reine qui avaient trois filles, toutes trois fort belles. Mais pour la beauté des deux aînées, quelque charmantes qu’elles fussent, on n’était pas en peine de trouver des formules de louange; (2) tandis que celle de la cadette était si rare, si merveilleuse, qu’il y avait dans le langage humain disette de termes pour l’exprimer, ou même pour la louer dignement. (3) Habitants du pays ou étrangers, que la curiosité de ce prodige attirait en foule, en perdaient l’esprit, dès qu’ils avaient contemplé cette beauté incomparable ; ils portaient la main droite à la bouche, en croisant l’index avec le pouce, absolument dans la forme l’adoration sacramentelle du culte de Venus elle-même. (4) Déjà dans les villes et pays circonvoisins un bruit se répand que la déesse née du sein de la profonde mer, et qu’on vit un jour sortir de l’écume des flots bouillonnants, daignait déroger à sa divinité jusqu’au point de se mêler à la vie des mortels. La terre, suivant d’autres, et non plus la mer, fécondée par je ne sais quelle influence génératrice des astres, avait fait éclore une Vénus nouvelle, une Vénus possédant encore la fleur de virginité.

(IV, 29, 1) Cette croyance fit en un instant des progrès incroyables. Des îles, elle gagna le continent, et de là, se propageant de province en province, elle devint presque universelle. (2) Il n’était si grande distance, ni mer si profonde, que ne franchissent les curieux, apportant de toutes parts leur tribut d’admiration à la merveille du siècle. (3) On oublie Paphos, on oublie Cnide; et Cythère elle-même ne voit plus dans ses parages de dévots navigateurs, empressés de jouir de la contemplation de la déesse. Les sacrifices s’arrêtent, les temples se dégradent, l’herbe croît dans les sanctuaires. Plus de cérémonies, plus de guirlandes aux statues : une cendre froide déshonore les autels désormais vides d’offrandes. (4) C’est à la jeune fille que s’adressent les prières, c’est sous ses traits mortels qu’une divinité puissante est adorée. Le matin, lorsqu’elle sort de son palais, mêmes victimes, mêmes festins qu’en l’honneur de Vénus elle-même, dont on n’invoque plus le nom qu’en sacrifiant à une autre. La voit-on passer dans les rues, aussitôt le peuple de lui jeter des fleurs et de lui adresser des voeux.

(5) Cette impertinente attribution des honneurs divins à une simple mortelle alluma le plus violent dépit dans le coeur de la Vénus véritable. Ne pouvant contenir son indignation, elle secoue en frémissant la tête, et, du ton d’une fureur concentrée : (IV, 30, 1) Quoi ! se dit-elle, à moi, Vénus, principe vivifiant de toutes choses, d’où procèdent les éléments de cet univers, à moi, l’âme de la nature, une souveraineté partagée avec une fille des hommes ! Mon nom, si grand dans le ciel, là-bas serait profané par un caprice humain ! (2) Il ferait beau me voir avec cette divinité en commun, ces honneurs de seconde main ! attendant des vœux qui pourraient se tromper d’adresse ! Une créature périssable irait promener sur la terre l’image prétendue de Vénus ! (3) Vainement donc, par une sentence dont le grand Jupiter lui-même a reconnu la justice, le fameux berger de l’Ida aura proclamé ma prééminence en beauté sur deux des premières déesses ! et l’usurpatrice de mes droits jouirait en paix de son triomphe ! Non, non; elle payera cher cette insolente beauté.

(4) Aussitôt elle appelle son fils, ce garnement ailé qui ne respecte ni morale, ni police, qui se glisse chez les gens comme un voleur de nuit, avec ses traits et son flambeau, cherchant partout des ménages à troubler, du mal à faire, et ne s’avisant jamais du bien. (5) Le vaurien n’est que trop enclin à nuire; sa mère vient encore l’exciter. Elle le conduit à la ville en question, lui montre Psyché (c’était le nom de la jeune princesse), (IV, 31, 1) et de point en point lui fait l’historique de l’odieuse concurrence qu’on ose faire à sa mère. Elle gémit, elle pleure de rage : Mon fils, dit-elle, je t’en conjure, au nom de ma tendresse, par les douces blessures que tu fais, par cette flamme pénétrante dont tu consumes les cœurs, (2) venge ta mère; mais venge-la pleinement, que cette audacieuse beauté soit punie. C’est la grâce que je te demande et qu’il faut m’accorder : (3) avant tout, qu’elle s’enflamme d’une passion sans frein pour quelque être de rebut; un misérable qui n’ait honneur, santé, feu ni lieu, et que la fatalité ravale au dernier degré d’abjection possible sur la terre.

(4) Vénus dit, et de ses lèvres demi-closes presse ardemment celles de son fils; puis, gagnant le rivage, s’avance vers un flot qui vient au-devant d’elle. De ses pieds de rose, elle effleure le dos des vagues, et s’assied sur son char qui roule au-dessus de l’abîme. (5) À peine elle en forme le souhait, et déjà l’humide cour l’environne, comme si elle l’eût d’avance convoquée pour lui rendre hommage. (6) Ce sont les filles de Nérée chantant en choeur, c’est Portune à la barbe verte et hérissée, c’est Salacia portant sa charge de poissons qui se débattent contre son sein, et le petit dieu Palémon chevauchant son dauphin docile. Des troupes de Tritons bondissent de tous côtés sur les ondes. (7) Celui-ci, soufflant dans une conque sonore, en tire les sons les plus harmonieux; celui-là oppose un tissu de soie à l’ardeur du soleil. Un autre tient un miroir à portée des yeux de sa souveraine. D’autres se glissent en nageant sous son char, que traînent deux coursiers, et de leur dos le soulèvent à la surface. C’est avec ce cortège que Vénus allait rendre visite au vieil Océan.

(IV, 32, 1) Psyché cependant n’en était pas plus avancée avec sa beauté merveilleuse. Personne qui n’en soit frappé, personne qui ne la vante; mais personne aussi, roi, prince ou particulier, qui se présente comme époux. (2) On admire ses formes divines comme on admire le chef-d’oeuvre d’art statuaire. (3) Ses deux soeurs, beautés nullement insolites, et qui n’avaient point fatigué la renommée, trouvent des rois pour partis, font toutes deux de brillants mariages. (4) Psyché reste non pourvue dans la maison paternelle, pleurant la solitude où on la laisse : sa santé en souffre, son humeur s’en aigrit; idole de l’univers, sa beauté lui devient odieuse.

 

L’oracle et l’exposition (IV, 32, 5 – 35, 4)

(5) Si la fille est infortunée, le père est au désespoir. Il soupçonne quelque rancune d’en haut; et, craignant sur toute chose le courroux des dieux, il va consulter l’oracle antique du temple de Milet. (6) Un hymen, un mari, c’est tout ce qu’il demande pour la vierge délaissée. Apollon, bien que Grec, et Grec d’lonie, du fait de celui qui fonda son culte à Milet, rend, en bon latin, la réponse que voici :

(IV, 33, 1) Qu’en ses plus beaux atours la vierge abandonné

Attende sur un roc un funèbre hyménée.

Son époux d’un mortel n’a pas reçu le jour :

Il a la cruauté, les ailes du vautour;

(2) Il déchire les coeurs, et tout ce qui respire

Subit, en gémissant, son tyrannique empire.

Les dieux, dans leur Olympe, ont tous porté ses fers,

Et le Styx contre lui défend mal les enfers.

(3) Quand l’oracle eut ainsi parlé, le monarque, autrefois heureux père, revint fort triste sur ses pas, et avec assez peu d’empressement de revoir sa famille. Cependant il se décide à faire part à la reine de l’ordre du destin. Pendant plus d’un jour on gémit, on pleure, on se lamente; mais il faut se soumettre à l’arrêt fatal. (4) Déjà se font les apprêts de l’hymen lugubre. Le flambeau nuptial jette une flamme noirâtre, et se charbonne au lieu de briller; la flûte zygienne ne donne que les notes dolentes du mode lydien; on entonne un chant d’hyménée qui se termine en hurlements lamentables. La jeune fille essuie ses larmes avec son voile de mariage. (5) La fatalité qui s’appesantit sur cette maison excite la sympathie de toute la ville. Un deuil public est proclamé.

(IV, 34, 1) Mais l’ordre du ciel n’en appelle pas moins la victime au supplice inévitable; le lugubre cérémonial se poursuit au milieu des larmes, et la pompe funèbre d’une personne vivante s’achemine, escortée d’un peuple entier. Psyché assiste non plus à ses noces, mais à ses obsèques; (2) et tandis que le désespoir des auteurs de ses jours hésite à consommer l’affreux sacrifice, elle les encourage en ces mots : (3) Pourquoi noyer dans des pleurs sans fin votre vieillesse infortunée ? Pourquoi épuiser par vos sanglots le souffle qui vous anime, et qui m’appartient aussi ? Pourquoi ces inutiles larmes qui déforment vos traits vénérables ? vos yeux qu’elles brûlent sont à moi. Cessez d’arracher vos cheveux blancs, cessez de meurtrir, vous, votre poitrine auguste, et vous, ces saintes mamelles qui m’ont nourrie. (4) Voilà donc tout le fruit que vous aurez recueilli de ma beauté ! Hélas ! frappés à mort par le ressentiment d’une divinité jalouse, trop tard vous en sentez le coup. (5) Quand les peuples et les nations me rendaient les divins honneurs, quand un concert universel me décernait le nom de seconde Vénus; ah ! c’était alors qu’il fallait gémir et pleurer sur moi, car, dès ce moment, votre fille était morte pour vous. Oui, je le vois, je le sens, c’est ce nom de Vénus qui m’a perdue. (6) Allons, qu’on me conduise à ce rocher où mon sort veut que je sois exposée. Il me tarde de conclure ce fortuné mariage, de voir ce noble époux à qui je suis destinée. Pourquoi différer ? A quoi bon éviter l’approche de celui qui naquit pour la ruine de l’univers entier ?

(IV, 35, 1) Ainsi parle la jeune fille. Puis, sans un mot de plus, elle se mêle d’un pas ferme au cortège qui la conduit. (2) On arrive au sommet du rocher indiqué, qui se dresse au-dessus d’une montagne escarpée; on y place Psyché, et on l’y laisse seule. La foule se retire, abandonnant les torches nuptiales, dont elle éteint la flamme dans des flots de ses larmes. Ainsi se termine la cérémonie, et chacun, la tête baissée, regagne tristement sa demeure. (3) Quant aux infortunés parents que ce malheur accable, ils vont s’enfermer au fond de leur palais, et se condamnent à ne plus revoir la lumière.

(4) Cependant la solitude rend à Psyché toutes ses craintes; ses larmes recommencent à couler, quand tout à coup elle se sent caressée par le souffle amoureux du Zéphyr, qui d’abord fait seulement onduler les deux pans de sa robe. Le vent en gonfle peu à peu les plis. Insensiblement Psyché se voit soulevée dans l’air, et enfin transportée sans secousse du sommet d’un rocher dans un vallon, où la belle se trouve mollement assise sur un gazon fleuri.

Le palais enchanté et le mari invisible (V, 1, 1 – 4, 5)

(V, 1, 1) Déposée avec précaution sur une pelouse épaisse et tendre, Psyché s’étend voluptueusement sur ce lit de fraîche verdure. Un calme délicieux succède au trouble de ses esprits, et bientôt elle s’abandonne aux charmes du sommeil. Le repos rétablit ses forces, et au réveil la sérénité lui était revenue. (2) Elle voit un bois planté de grands arbres, d’un épais couvert; elle voit une fontaine dont l’onde cristalline jaillit au centre même du bocage. Non loin de ses bords s’élève un édifice de royale apparence; construction où se révèle la main, non d’un mortel, mais d’un divin architecte. (3) On y reconnaît dès le péristyle le séjour de plaisance de quelque divinité. Des colonnes d’or supportent une voûte lambrissée d’ivoire et de bois de citronnier, sculptée avec une délicatesse infinie. Les murailles se dérobent sous une multitude de bas-reliefs en argent, représentant des animaux de toute espèce, qui semblent se mouvoir et venir au-devant de vos pas. (4) Quel artiste, quel demi-dieu, quel dieu plutôt, a pu jeter tant de vie sur tout ce métal inerte ? (5) Le sol est une mosaïque de pierres précieuses, chargées des tableaux les plus variés. O sort à jamais digne d’envie ! marcher sur les perles et les diamants ! (6) À droite et à gauche, de longues suites d’appartements étalent une richesse qui défie toute estimation. Les murs, revêtus d’or massif, étincellent de mille feux. Au refus du soleil, l’édifice pourrait sécréter un jour à lui, tant il jaillit d’éclairs des portiques, des chambres et des parois mêmes des portes. (7) L’ameublement répond à cette magnificence : tout est céleste dans ce palais. On dirait que Jupiter, voulant se mettre en communication avec les mortels, se l’est élevé comme pied-à-terre.

(V, 2, 1) Psyché s’approche, attirée par le charme de ces beaux lieux, et bientôt elle s’enhardit à franchir le seuil. De plus en plus ravie de ce qu’elle voit, elle promène son admiration de détail en détail, passe aux étages supérieurs, et y reste en extase à la vue d’immenses galeries où s’entassent trésors sur trésors. Ce qu’on ne trouve pas là n’existe nulle part sur terre. (2) Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’à cette collection des richesses du monde entier on ne voit fermeture, défense, ni gardien quelconque. (3) Tandis que Psyché ne peut se rassasier de cette contemplation, une voix invisible vient frapper son oreille : Pourquoi cet étonnement, belle princesse ? Tout ce que vous voyez est à vous. Voilà des lits qui vous invitent au repos, des bains à choisir. (4) Les voix que vous entendez sont vos esclaves : disposez de nos services empressés. Un royal banquet va vous être offert, après les premiers soins de la personne, et ne se fera pas attendre.

(V, 3, 1) Psyché vit bien qu’elle était devenue l’objet d’une sollicitude toute divine. Docile aux avis du conseiller invisible, elle se met au lit; puis elle entre dans un bain, dont l’influence eut bientôt dissipé toute fatigue. (2) Une table en hémicycle se dresse auprès d’elle. C’est son dîner sans doute qu’on va servir : sans façon elle y prend place. (3) Les vins les plus délicieux, les plats les plus variés et les plus succulents se succèdent en abondance. (4) Nul serviteur ne paraît. Tout se meut comme par un souffle. Psyché ne voit personne; elle entend seulement des voix : ce sont ces voix qui la servent. (5) Après un repas délectable, un invisible musicien se met à chanter, un autre joue de la lyre : on ne voit ni l’instrument ni l’artiste. Un concert de voix se fait entendre; c’est l’exécution d’un choeur sans choristes.

(V, 4, 1) Enfin, au milieu de tant de plaisirs, le soir vient; et Psyché, que l’heure invite au repos, se retire dans son appartement. Déjà la nuit avançait; un bruit léger vient frapper son oreille : (2) la jeune vierge s’inquiète alors de sa solitude. Sa pudeur s’alarme, elle frémit, elle craint d’autant plus qu’elle ignore; (3) mais déjà l’époux mystérieux est entré, il a pris place, et Psyché est devenue sa femme. Aux premiers rayons du jour il a disparu. (4) Aussitôt les voix sont là pour prêter leur ministère à l’épouse d’une nuit et panser de douces blessures. Le temps s’écoule cependant, et chaque nuit ramène la même scène. (5) Par un effet naturel, Psyché commence à se faire à cette singulière existence; l’habitude lui en semble douce; et le mystère de ces voix donne de l’intérêt à sa solitude.

La menace que représentent les soeurs. Premier avertissement (V, 4, 6 – 6, 10)

(6) Cependant les malheureux parents usaient leurs vieux jours dans une douleur sans fin. L’aventure de Psyché avait fait du bruit, et la renommée l’avait fait parvenir aux oreilles de ses soeurs aînées. Toutes deux, le cœur serré, et la douleur peinte sur le visage, avaient quitté leurs foyers, empressées d’aller chercher la présence et l’entretien de leurs vieux parents.

(V, 5, 1) La nuit même de leur arrivée, l’époux eut avec Psyché la conversation suivante : (2) Ma Psyché, ma compagne adorée, la cruelle Fortune te prépare la plus périlleuse des épreuves. Ta prudence, crois-moi, ne saurait être trop éveillée. (3) On te croit morte, et tes deux soeurs, affligées de ta perte, sont déjà sur ta trace. Elles vont venir au pied de ce rocher. Si leurs lamentations arrivent jusqu’à ton oreille, garde-toi de leur répondre, de leur donner même un coup d’oeil. Sinon, il en résultera pour moi les plus grands chagrins, pour toi les plus grands malheurs. (4) Psyché parut se résigner, et promit obéissance. Mais l’époux n’eut pas plutôt disparu avec les ténèbres, qu’elle se lamente, et toute la journée se passe en pleurs et en gémissements. (5) C’est maintenant qu’elle est perdue, puisque ces beaux lieux ne sont qu’une prison pour elle, puisque désormais, sevrée de tout commerce humain, elle ne peut rassurer ses soeurs désolées, et qu’elle n’a pas même la consolation de les voir. (6) Elle néglige le bain, ne prend aucune nourriture, et se refuse à toute distraction. Ses pleurs n’avaient pas cessé de couler, quand elle se retira pour se mettre au lit.

(V, 6, 1) Son mari est à ses côtés plus tôt que de coutume; et l’embrassant tout éplorée : (2) Ma Psyché, dit-il, est-ce là ce que tu m’avais promis ? Ton époux n’a-t-il rien à attendre, rien à espérer de toi ? Quoi donc ! toujours gémir, et le jour et la nuit, et jusque dans mes bras ? (3) Eh bien ! satisfais ton envie, contente un désir funeste: mais rappelle-toi mes avis, lorsque viendra (trop tard hélas !) le moment du repentir. (4) Psyché le presse, Psyché l’implore : il y va, dit-elle, de sa vie. Enfin elle l’emporte. Elle verra ses soeurs, elle pourra les consoler, s’épancher avec elles. L’époux accorde tout aux prières de la jeune épouse. (5) Il va plus loin; il lui permet de combler à discrétion ses soeurs et d’or et de bijoux. (6) Mais il lui interdit à plusieurs reprises, et sous les plus terribles conséquences, de jamais chercher à voir sa figure, au cas où ses soeurs lui en donneraient le conseil pernicieux. Cette curiosité sacrilège la précipiterait du faîte du bonheur dans un abîme de calamités, et la priverait à jamais de ses embrassements.

(7) Psyché remercie son époux, et, dans un transport de joie: Ah ! dit-elle, plutôt cent fois mourir que de renoncer à cette union charmante ! car je t’aime, qui que tu sois; oui, je t’aime plus que ma vie. Cupidon lui-même me paraîtrait moins aimable. (8) Mais, de grâce, encore une faveur. Ordonne à ton familier Zéphyr d’amener mes soeurs ici, comme il m’y a transportée moi-même. (9) Elle prodigue en même temps à son époux les baisers, les mots tendres; et l’enlaçant des plus caressantes étreintes : Doux ami, disait-elle, cher époux, âme de ma vie… (10) C’en est fait, Vénus sera vengée. L’époux cède, non sans regret; tout est promis, et l’approche du jour le chasse encore des bras de Psyché.

La première visite des soeurs (V, 7, 1 – 8, 5)

(V, 7, 1) Les deux soeurs cependant se sont fait indiquer le rocher et la place même où Psyché a été abandonnée. Elles y courent aussitôt. Les pleurs inondent leurs yeux; elles se frappent la poitrine, et l’écho renvoie au loin leurs lamentations. (2) Elles appellent par son nom leur soeur infortunée. Du haut de la montagne, leurs cris déchirants vont retentir jusqu’aux oreilles de Psyché dans le fond de la vallée. Son cœur palpite et se trouble; elle sort éperdue de son palais. Pourquoi cette douleur et ces lamentations, s’écria-t-elle ? La voilà celle que vous pleurez; (3) cessez de gémir, séchez vos pleurs. Il ne tient qu’à vous d’embrasser celle qui les cause. (4) Alors elle appelle Zéphyr, et lui transmet l’ordre de son époux. Aussitôt, serviteur empressé, Zéphyr, d’un souffle presque insensible, enlève les deux soeurs, et les transporte auprès de Psyché. (5) On s’embrasse avec transport, mille baisers impatients se donnent et se rendent. Aux larmes de la douleur succèdent les larmes que fait couler la joie. (6) Allons, dit-elle, entrons dans ma demeure : plus de chagrin; il faut se réjouir, puisque votre Psyché est retrouvée.

(V, 8, 1) Elle dit, et se plaît à étaler à leurs yeux les splendeurs de son palais d’or, à leur faire entendre ce peuple de voix dont elle est obéie. Un bain somptueux leur est offert, puis un banquet qui passe en délices tout ce dont l’humaine sensualité peut se faire idée. (2) Si bien que, tout en savourant à longs traits l’enivrement de cette hospitalité surnaturelle, les deux soeurs commencent à sentir la jalousie qui germe au fond de leurs jeunes coeurs. (3) L’une d’elles à la fin presse Psyché, et ne tarit pas de questions sur le possesseur de tant de merveilles. Qui est ton mari ? comment est-il fait ? (4) Fidèle à l’injonction conjugale, celle-ci se garde bien de manquer au secret promis. Une fiction la tire d’affaire. Son mari est un beau jeune homme, dont le menton se voile d’un duvet encore doux au toucher. La chasse est son occupation habituelle; il est toujours par monts et par vaux. (5) Et, pour couper court à une conversation où sa discrétion pourrait à la longue se trahir, elle charge ses deux soeurs d’or et de bijoux, appelle Zéphyr, et lui enjoint de les reconduire où il les a prises. Aussitôt dit, aussitôt fait.

Les soeurs envieuses et jalouses (V, 9, 1 – 11, 2)

(V, 9, 1) Et voilà ces deux bonnes soeurs qui, tout en s’en retournant, le coeur rongé déjà du poison de l’envie, se communiquent leurs aigres remarques. L’une enfin éclate en ces termes : (2) Voilà de tes traits, ô cruelle Fortune ! Injuste, aveugle déesse ! nées de même père et de même mère, se peut-il que ton caprice nous fasse une condition si différente ? (3) Nous, ses aînées, on nous marie à des étrangers, ou plutôt on nous met à leur service; on nous arrache au foyer, au sol paternel, pour nous envoyer vivre en exil, loin des auteurs de nos jours; (4) et cette cadette, arrière-fruit d’une fécondité épuisée, nage dans l’opulence, et elle a un dieu pour mari; elle, qui ne sait pas même user convenablement d’une telle fortune ! (5) Vous avez vu, ma soeur, comme les joyaux (et quels joyaux !) font partout litière en sa demeure. Des étoffes d’une beauté ! des pierreries d’un éclat ! de l’or partout ! (6) Et s’il est vrai que son époux soit aussi beau qu’elle s’en vante, existe-t-il une plus heureuse femme au monde ? Vous verrez que l’attachement de cet époux-dieu, fortifié par l’habitude, ira jusqu’à faire de cette créature une déesse ! Et certes tout l’annonce : ces airs, cette tenue…. (7) On aspire au ciel; on ne tient plus à la terre, quand déjà l’on a des voix pour vous servir, quand les vents vous obéissent. (8) Et quel est mon lot à moi ? Un mari plus vieux que mon père, chauve comme une citrouille, le plus petit des nabots et qui cache tout, tient tout sous la clef.

(V, 10, 1) Moi, reprit l’autre, j’ai sur les bras un mari goutteux, perclus et tout courbé, qui n’a garde de faire souvent fête à mes charmes. (2) Je n’ai d’autre soin, pour ainsi dire, que de frictionner ses doigts tors et paralysés. Et mes mains, ces mains délicates que vous voyez, se gercent à force de manipuler des liniments infects, de dégoûtantes compresses et de fétides cataplasmes. Est-ce là le rôle d’épouse, ou le métier de garde-malade ? (3) Enfin, voyez, ma soeur, jusqu’où il vous convient de pousser la longanimité ou la bassesse; car il faut parler net. Quant à moi, je ne puis tenir à voir un si haut bonheur tombé en de pareilles mains. (4) Vous rappelez-vous sa morgue, son arrogance, et quel orgueil perçait dans cette superbe ostentation de toutes ses richesses ? (5) et comme elle nous en a jeté, comme à regret, quelques bribes ? et comme elle s’est débarrassée de nous ? comme, sur un mot d’elle, on nous a mises ou plutôt soufflées dehors ? (6) Oh ! j’y perdrai mon sexe et la vie, ou je la précipiterai de ce trône de splendeur. Tenez, l’insulte nous est commune; et si vous la sentez comme moi, prenons ensemble un grand parti. (7) D’abord, ne montrons à nos parents, ni à personne, les jolis cadeaux que nous portons là. Il y a mieux; ne disons mot de ce que nous savons d’elle. (8) C’est bien assez de mortification de l’avoir vu, sans l’aller conter à nos parents et proclamer par toute la terre. Richesse ignorée n’est pas contentement. (9) Faisons-lui voir que nous sommes ses aînées, et non ses servantes. En attendant, allons revoir nos maris et nos ménages : s’ils sont pauvres, ils sont simples du moins. Nous méditerons notre vengeance à loisir, et nous reviendrons bien en mesure de punir cette orgueilleuse.

(V, 11, 1) L’odieux pacte fut bientôt conclu entre ces deux perverses créatures. Elles cachent d’abord leurs riches présents; et, s’arrachant les cheveux, se déchirant le visage, (traitement, du reste, trop mérité), les voilà qui se lamentent sur nouveaux frais, mais cette fois par simagrée. (2) Quand elles ont réussi à rouvrir les plaies de leurs parents infortunés, elles les quittent brusquement, et regagnent leurs demeures; et là, gonflées de rage au point que la tête leur en tourne, elles ourdissent contre leur soeur innocente un détestable, disons mieux, un parricide complot.

Psyché attend famille. Second avertissement (V, 11, 3 – 13, 6)

(3) Cependant le mystérieux époux de Psyché continue ses admonitions nocturnes. Tu le vois, disait-il, la Fortune déjà escarmouche de loin contre toi, et va bientôt, si tu ne te tiens ferme sur tes gardes, engager le combat corps à corps. (4) Deux monstres féminins ont mis en commun, pour te perdre, leur infernal génie. Leur plan est de t’amener à surprendre le secret de ma figure. Or, je te l’ai dit souvent, tu ne la verras que pour ne plus la revoir. (5) Si donc ces infâmes mégères revenaient armées de perfides desseins (elles reviendront, je le sais), point d’entretien avec elles; ou si c’est trop exiger de ce coeur si simple et si bon, du moins sur ce qui me touche n’écoute rien, ne réponds rien. (6) Nous allons voir s’augmenter notre famille. Enfant toi-même, tu portes un enfant dans ton sein, enfant qui sera dieu si tu respectes mon secret, simple mortel, si tu le profanes.

(V, 12, 1) Grande joie de Psyché à cette nouvelle. Une progéniture divine ! un si glorieux gage de leur union ! Et ce respectable nom de mère ! (2) Dans son impatience, elle compte les jours et récapitule les mois. Elle suit avec surprise l’incompréhensible progrès de ce petit ventre qui s’arrondit; effet prodigieux d’une si légère piqûre. (3) Cependant les deux abominables Furies dont la bouche distille le poison, pressaient déjà leur retour avec l’impatience du crime. Nouvelle visite, nouvel avertissement de l’époux. (4) Ma Psyché, voici le jour décisif; nous touchons à la crise. Ton propre sexe, ton propre sang est armé contre toi. L’ennemi est en marche, il a pris position; le signal est donné. Déjà tes affreuses soeurs ont le poignard levé sur toi. (5) O ma Psyché ! quelles calamités nous menacent ! Aie pitié de toi, aie pitié de nous, et que ta discrétion inviolable conjure la ruine de ta maison, de ton mari, la tienne, celle de notre enfant. (6) Ces femmes, qu’une haine homicide, et les droits du sang foulés aux pieds, ne te permettent plus d’appeler tes soeurs, ces sirènes vont se remontrer sur la montagne, et envoyer à l’écho des rochers leur appel perfide. Ne les reçois pas, ne les écoute pas.

(V, 13, 1) Psyché répond, d’une voix entrecoupée par les sanglots et les larmes : Je vous ai montré, je pense, que je tiens ma parole et que je sais me taire; laissez-moi vous prouver maintenant que ma persévérance n’est pas moindre que ma discrétion. (2) Ordonnez seulement à notre Zéphyr de me prêter encore son ministère; et, ne pouvant jouir de votre divine image, que j’aie du moins la consolation de voir mes soeurs. (3) Je vous en conjure par les boucles flottantes et parfumées de votre chevelure, par ces joues charmantes, non moins délicates que les miennes; par cette poitrine qui brûle de je ne sais quelle mystérieuse chaleur. Un jour les traits de cet enfant me révéleront ceux de son père; mais qu’aujourd’hui j’obtienne de vous d’embrasser mes soeurs. (4) Accordez cette faveur à mes instances, et comblez d’une douce joie le cœur de cette Psyché aussi dévouée qu’elle vous est chère. (5) Désormais je ne vous parle plus de votre visage : les ténèbres n’ont plus rien qui m’importune; vous êtes ma lumière, à moi. (6) Elle dit, et en même temps lui prodigue les plus douces caresses. Le charme opère. L’époux, de ses propres cheveux, essuie les larmes de sa Psyché, et s’évanouit encore de ses bras, avant que le jour n’ait paru.

 

Deuxième visite des soeurs (V, 14, 1 – 15, 5)

(V, 14, 1) À peine débarqué, le couple conspirateur, sans visiter père ni mère, va droit au rocher, en franchit la hauteur d’une traite; et toutes deux, au hasard de ne pas trouver de vent pour les porter, se lancent aveuglément dans l’espace : (2) mais Zéphyr est là, prêt à exécuter, bien qu’à contrecoeur, les ordres de son maître. Son souffle les reçoit, et les dépose mollement sur le sol de la vallée. (3) Aussitôt elles précipitent leurs pas vers le palais. Elles embrassent déjà leur proie, et la saluent effrontément du nom de soeur; elles l’accablent de cajoleries : (4) Psyché n’est pas une petite fille à cette heure; la voilà bientôt mère. Sais-tu ce que nous promet cette jolie petite rotondité ? Quelle joie pour notre famille ! (5) oh! que nous allons être heureuses de choyer ce petit trésor ! Si (ce que nous ne pouvons manquer de voir) sa beauté répond à celle des auteurs de ses jours, ce sera un vrai Cupidon.

(V, 15, 1) Enfin elles jouent si bien la tendresse, qu’insensiblement le coeur de Psyché se laisse prendre à la séduction. Elle les fait asseoir, pour reposer leurs jambes de la fatigue du voyage. Puis, la vapeur d’un bain chaud ayant achevé de les remettre, elle leur fait servir sur une table magnifique les mets les plus recherchés et les plus exquis. (2) Psyché veut un air de lyre, et les cordes vibrent; un air de flûte, et la flûte module; un choeur de voix, et les voix de chanter en partie. Aucun musicien n’a paru, et les oreilles sont charmées par la plus suave harmonie: (3) mais l’âme des deux mégères est à l’épreuve des attendrissements de la musique, et elles n’en songent pas moins à enlacer leur soeur dans leurs traîtres filets. Avec une indifférence apparente, elles lui demandent quel air a son mari ? quelle est son origine et sa famille ? (4) La pauvre Psyché avait oublié sa réponse précédente; elle fit un nouveau conte. Son mari était d’une province voisine; il faisait valoir par le négoce un capital considérable; c’était un homme de moyen âge, et dont les cheveux commençaient à grisonner. (5) Là-dessus, coupant court à toute information, elle les comble de nouveau des plus riches présents, et leur fait reprendre leur route aérienne.

Le projet funeste des soeurs. Leur troisième visite (V, 16, 1 – 21, 2)

(V, 16, 1) Tandis que la douce haleine de Zéphyr les voiturait vers leurs demeures, les deux soeurs s’entretenaient ainsi, tout en cheminant par les airs : Eh bien ! ma soeur, cette imprudente nous a-t-elle débité d’assez grossiers mensonges ? (2) L’autre jour, c’était un adolescent, dont un poil follet ombrageait à peine le menton; maintenant c’est un mari sur le retour, et qui déjà grisonne: conçoit-on qu’un homme change ainsi à vue d’oeil, et vieillisse si lestement ? (3) Tenez, ma soeur il n’y a que deux manières d’expliquer cette contradiction : ou l’effrontée se joue de nous, ou elle n’a jamais vu son mari en face. Quoi qu’il en soit, il faut l’expulser de cette position splendide. (4) Si elle n’a jamais vu les traits de son époux, c’est qu’elle a pour époux un dieu, et c’est un dieu qu’elle va mettre au jour. Or, avant qu’elle entende (ce qu’aux dieux ne plaise !) un enfant divin l’appeler sa mère, j’irai me pendre de mes propres mains. (5) Allons, avant tout, voir nos parents; et pour nous préparer au langage que nous devons tenir à Psyché, faisons-leur quelque bon conte dans le même sens.

(V, 17, 1) Là-dessus, leurs têtes se montent, elles brusquent sans façon leur visite au manoir paternel : s’en retournant au plus vite et encore exaspérées par une nuit de trouble et d’insomnie, dès le matin elles revolent au rocher, et en descendent, comme à l’ordinaire, sur l’aile du vent. Les hypocrites se frottent les yeux pour y faire venir des larmes, et voici quelles insidieuses paroles elles adressent à Psyché : (2) Tu t’endors, mon enfant, dans une douce quiétude, heureuse de ton ignorance et sans te douter du sort affreux qui te menace, tandis que notre sollicitude, éveillée sur tes périls, est pour nous un tourment de toutes les heures. (3) Écoute ce que nous avons appris de science certaine, et ce que notre vive sympathie ne nous permet pas de te celer. Un horrible serpent dont le corps se recourbe en innombrables replis, dont le cou est gonflé d’un sang venimeux, dont la gueule s’ouvre comme un gouffre immense, voilà l’époux qui chaque nuit vient furtivement partager ta couche. (4) Rappelle-toi l’oracle de la Pythie, ce fatal arrêt qui te livre aux embrassements d’un monstre. Il y a plus : nombre de témoins, paysans, chasseurs ou bourgeois de ce voisinage, l’ont vu le soir revenir de la pâture, et traverser le fleuve à la nage.

(V, 18, 1) Personne ne doute qu’il ne te tienne ici comme en mue, au milieu de toutes ces délices, et qu’il n’attende seulement, pour te dévorer, que ta grossesse plus avancée lui offre une chère plus copieuse. (2) C’est à toi de voir si tu veux écouter des soeurs tremblantes pour une soeur qu’elles aiment, et si tu n’aimes pas mieux vivre tranquillement au milieu de nous, que d’avoir les entrailles d’un monstre dévorant pour sépulture. (3) Trouves-tu plus de charmes dans cette solitude peuplée de voix, dans ces amours clandestins, dans ces caresses nauséabondes et empoisonnées, dans cet accouplement avec un reptile ? Soit. Du moins nous aurons fait notre devoir en bonnes soeurs.

(4) La pauvre Psyché, dans sa candide inexpérience, reçut comme un coup de foudre cette formidable révélation. Sa tête s’égara; tout fut oublié, les avertissements de son mari, ses propres promesses; (5) et elle alla donner tête baissée dans l’abîme ouvert sous ses pas. Ses genoux fléchissent, la pâleur de la mort couvre son visage, et ses lèvres tremblantes livrent à peine passage à ces mots entrecoupés :

(V, 19, 1) Chères soeurs, je n’attendais pas moins de votre affection si tendre. Oui, je ne vois que trop de vraisemblance dans les rapports que l’on vous a faits. (2) Effectivement je n’ai jamais vu mon époux; je ne sais d’où il vient; sa voix ne se fait entendre que la nuit; il ne me parle qu’à l’oreille; il fuit soigneusement toute lumière. C’est quelque monstre, dites-vous ? je n’hésite pas à le croire; (3) car il n’est peur qu’il ne me fasse de sa figure et des terribles conséquences de ma curiosité, au cas où je chercherais à le voir. (4) Si votre assistance peut conjurer un tel danger, ah ! ne me la refusez pas. Que sert de protéger, si l’on ne protège jusqu’au bout ?

(5) Les deux scélérates voient la brèche ouverte. Elles démasquent alors leur attaque, se ruent sur le corps de la place, et exploitent à force ouverte les terreurs de la simple Psyché. (V, 20, 1) L’une d’elles lui parle ainsi : Il s’agit de te sauver. Les liens du sang nous obligent à fermer les yeux sur nos propres périls. Un seul moyen se présente; nous l’avons longtemps médité. (2) Écoute; prends un poignard bien aiguisé, donne-lui le fil encore, en passant doucement la lame sur la paume de ta main; puis va le cacher soigneusement dans ton lit, du côté où tu te couches d’ordinaire. Munis-toi également d’une petite lampe bien fournie, afin qu’elle jette plus de lumière. Tu trouveras bien moyen de la placer inaperçue derrière le rideau. (3) Tout cela dans le plus grand secret. Il ne tardera pas à venir, traînant sur le plancher son corps sinueux, prendre au lit sa place accoutumée. Attends qu’il soit étendu tout de son long, et que tu l’entendes respirer pesamment, comme il arrive dans l’engourdissement du premier sommeil : (4) alors glisse-toi hors du lit, et va, sans chaussure, à petits pas, et sur la pointe du pied, tirer ta lampe de sa cachette. Sa lueur te servira à bien prendre tes mesures pour mettre à fin la généreuse entreprise. (5) Saisis alors l’arme à deux tranchants, lève hardiment le bras, frappe le monstre sans hésiter à la jointure du cou et de la tête, et tu feras de son corps deux tronçons. (6) Notre assistance ne te manquera pas. Aussitôt que par sa mort tu auras opéré ta délivrance, nous serons à tes côtés. Nous t’emmènerons avec nous, sans oublier toutes ces richesses, et, par un hymen de ton choix, nous t’unirons, toi créature humaine, à un être qui soit de l’humanité.

(V, 21, 1) Quand elles crurent avoir assez attisé le feu dans le cœur de Psyché par ce langage incendiaire, elles se hâtent de s’esquiver, redoutant fort pour leurs personnes la proximité du théâtre de la catastrophe. (2) Elles font, comme à l’ordinaire, l’ascension du rocher sur les ailes du vent. Puis, courant à toutes jambes vers leur vaisseau, elles s’embarquent, et quittent le pays.

 

Le dévoilement de Cupidon (V, 21, 3 – 23, 5)

(3) Psyché reste livrée à elle-même, c’est-à-dire obsédée par les Furies. Le trouble de son coeur est celui d’une mer orageuse. Son dessein est arrêté, elle s’y obstine; et ses mains déjà s’occupent des sinistres préparatifs, que son âme doute et flotte encore. Les émotions s’y combattent : (4) Tour à tour elle veut et ne veut pas, menace et tremble, s’emporte et mollit. Pour tout dire en un mot, dans le même individu elle déteste un monstre, elle adore un époux. Cependant le soir est venu; la nuit va suivre. Elle s’occupe à la hâte des préliminaires du forfait.

(V, 21, 5) Il est nuit. L’époux est à son poste. Il livre un premier combat, prélude de sa campagne nocturne, puis s’endort d’un sommeil profond.

(V, 22, 1) La force abandonne alors Psyché; le cœur lui manque. Mais le sort a prononcé, le sort est impitoyable, son énergie revient. Elle avance la lampe, saisit son poignard. Adieu la timidité de son sexe. (2) Mais à l’instant la couche s’illumine, et voilà ses mystères au grand jour. Psyché voit (quel spectacle !) le plus aimable des monstres et le plus privé, Cupidon lui-même, ce dieu charmant, endormi dans la plus séduisante attitude. Au même instant la flamme de la lampe se dilate et pétille, et le fer sacrilège reluit d’un éclat nouveau. (3) Psyché reste atterrée à cette vue, et comme privée de ses sens. Elle pâlit, elle tremble, elle tombe à genoux. Pour mieux cacher son fer, elle veut le plonger dans son sein; (4) et l’effet eût suivi l’intention, si le poignard, comme effrayé de se rendre complice de l’attentat, n’eût échappé soudain de sa main égarée. Elle se livre au désespoir; mais elle regarde pourtant, et regarde encore les traits merveilleux de cette divine figure, et se sent comme renaître à cette contemplation. (5) Elle admire cette tête radieuse, cette auréole de blonde chevelure d’où s’exhale un parfum d’ambroisie, ce cou blanc comme le lait, ces joues purpurines encadrées de boucles dorées qui se partagent gracieusement sur ce beau front, ou s’étagent derrière la tête, et dont l’éclat éblouissant fait pâlir la lumière de la lampe. (6) Aux épaules du dieu volage semblent pousser deux petites ailes, d’une blancheur nuancée de l’incarnat du coeur d’une rose. Dans l’inaction même, on voit palpiter leur extrémité délicate, qui jamais ne repose. (7) Tout le reste du corps joint au blanc le plus uni les proportions les plus heureuses. La déesse de la beauté peut être fière du fruit qu’elle a porté.

(V, 23, 1) Au pied du lit gisaient l’arc, le carquois et les flèches, insignes du plus puissant des dieux. La curieuse Psyché ne se lasse pas de voir, de toucher, d’admirer en extase les redoutables armes de son époux. Elle tire du carquois une flèche, (2) et, pour en essayer la trempe, elle en appuie le bout sur son pouce; mais sa main, qui tremble en tenant le trait, imprime à la pointe une impulsion involontaire. La piqûre entame l’épiderme, et fait couler quelques gouttes d’un sang rosé. (3) Ainsi, sans s’en douter, Psyché se rendit elle-même amoureuse de l’Amour. De plus en plus éprise de celui par qui l’on s’éprend, elle se penche sur lui la bouche ouverte, et le dévore de ses ardents baisers. Elle ne craint plus qu’une chose, c’est que le dormeur ne s’éveille trop tôt. (4) Mais tandis qu’ivre de son bonheur, elle s’oublie dans ces transports trop doux, la lampe, ou perfide, ou jalouse, ou (que sais-je ?) impatiente de toucher aussi ce corps si beau, de le baiser, si j’ose le dire, à son tour, épanche de son foyer lumineux une goutte d’huile bouillante sur l’épaule droite du dieu. (5) O lampe maladroite et téméraire ! ô trop indigne ministre des amours ! faut-il que par toi le dieu qui met partout le feu connaisse aussi la brûlure ! par toi, qui dus l’être sans doute au génie de quelque amant jaloux des ténèbres, et qui voulait leur disputer la présence de l’objet adoré !

 

La fuite de Cupidon (V, 23, 6 – 24, 5)

(6) Le dieu brûlé se réveille en sursaut. Il voit le secret trahi, la foi violée, et, sans dire un seul mot, il va fuir à tire d’aile les regards et les embrassements de son épouse infortunée.

(V, 24, 1) Mais au moment où il se lève, Psyché saisit à bras-le-corps sa jambe droite, s’y cramponne, le suit dans son essor, tristement suspendue à lui jusqu’à la région des nuages; et lorsqu’enfin la fatigue lui fait lâcher prise, elle tombe sans mouvement par terre. (2) Cupidon attendri répugne à l’abandonner en cet état : il vole sur un cyprès voisin; et d’une voix profondément émue : (3) Trop crédule Psyché, dit-il, pour vous j’ai enfreint les ordres de ma mère. Au lieu de vous avilir, comme elle le voulait, par une ignoble passion, par un indigne mariage, je me suis moi-même offert à vous pour amant. (4) Imprudent ! je me suis, moi, si habile archer, blessé d’une de mes flèches, j’ai fait de vous mon épouse. Et tout cela, pour me voir pris pour un monstre, pour offrir ma tête au fer homicide, sans doute parce qu’il s’y trouve deux yeux trop épris de vos charmes. (5) J’ai tout fait pour tenir votre prudence éveillée. Ma tendresse a prodigué les avertissements; mais sous peu j’aurai raison de vos admirables conseillères et de leurs funestes insinuations. Quant à vous, c’est en vous fuyant que je veux vous punir. En achevant ces mots, il se lance en oiseau dans les airs.

 

L’intervention du dieu Pan (V, 25, 1 – 25, 6)

(V, 25, 1) Psyché prosternée sur la terre suivit longtemps des yeux son époux dans l’espace, tout en le rappelant par ses cris lamentables; et quand un vol rapide l’eut élevé à perte de vue, elle se lève, et court se précipiter dans un fleuve voisin : (2) mais le fleuve eut compassion de l’infortunée, et, par respect pour le dieu qui fait enflammer même les ondes, par crainte peut-être, il la soulève sur ses flots, et la dépose pleine de vie sur le gazon fleuri de ses rivages.

(3) Le rustique dieu Pan se trouvait là par hasard, assis sur la berge. Il tenait entre ses mains ces roseaux qui furent jadis la nymphe Canna, et les faisait résonner sur tous les tons; son troupeau capricieux folâtrait, en broutant çà et là l’herbe du rivage. (4) Le dieu chèvre-pied, apercevant la belle affligée, dont l’aventure ne lui était pas inconnue, l’invite à s’approcher, et lui adresse quelques mots de consolation : (5) Ma belle enfant, je ne suis qu’un gardeur de chèvres, un peu rustre, il est vrai, mais j’ai beaucoup vécu et acquis raisonnablement d’expérience; or, si je sais bien former mes conjectures (ce que les gens de l’art appellent être devin), cette démarche égarée et chancelante, cette pâleur universelle, ces continuels soupirs, et surtout ces yeux noyés dans les larmes, tout cela me dit que vous souffrez du mal d’amour. (6) Croyez-en mon conseil, renoncez à chercher la mort dans les flots ou par toute autre voie; séchez vos pleurs, défaites-vous de cet air chagrin, offrez vos prières avec ferveur au grand dieu Cupidon, et, comme c’est un enfant gâté, sachez le prendre et flatter ses fantaisies.

La punition des deux soeurs (V, 26, 1 – 27, 5)

(V, 26, 1) Ainsi parla le dieu pasteur. Psyché ne répondit rien; elle s’inclina devant le dieu, et se mit en marche. Après avoir longtemps et péniblement erré à l’aventure, elle se trouve dans un sentier en pente, qui la mène inopinément à la ville où régnait le mari d’une de ses soeurs. (2) Aussitôt qu’elle en fut informée, elle fait annoncer sa venue. Elle est introduite, et, après les baisers et les politesses d’usage, on lui demande son histoire. Psyché commence ainsi : (3) Il vous souvient du conseil que vous me donnâtes, d’accord avec notre autre soeur. Abusée, disiez-vous, par un monstre qui venait, se donnant pour mari, passer les nuits avec moi, il fallait, sous peine de servir de pâture à cette bête vorace, le frapper d’un poignard à deux tranchants, et j’y étais bien décidée; (4) mais lorsque, toujours par votre conseil, j’approchai la lampe qui devait me découvrir ses traits, quel divin spectacle vint s’offrir à mes regards charmés ! c’était le fils de la déesse Vénus, Cupidon lui-même, endormi d’un paisible sommeil. (5) Éperdue, ivre de volupté, je cédais au délire de mes sens. (6) Tout à coup, ô douleur ! une goutte d’huile brûlante tombe sur son épaule; il se réveille en sursaut; et, voyant dans mes mains le fer et la flamme : Va, me dit-il, ton crime est impardonnable. Sors à jamais de mon lit; plus rien de commun entre nous. (7) C’est ta soeur (et il prononça votre nom) que je veux désormais pour épouse. Il dit, et, sur son ordre, le souffle de Zéphyr me transporte hors du palais.

(V, 27, 1) Psyché n’avait pas fini de parler, qu’enivrée du succès de sa ruse, sa soeur brûle d’en recueillir les coupables fruits. Pour tromper son mari, elle feint qu’on vient de lui apprendre la mort de ses parents, s’embarque en toute hâte, et fait voile vers le rocher. (2) Zéphyr ne soufflait pas alors; mais, dans l’espoir qui l’aveugle : Cupidon, dit-elle, reçois une épouse digne de toi; et toi, Zéphyr, soutiens ta souveraine ! Et soudain elle s’élance de plein saut. (3) Mais elle ne peut même arriver morte où elle voulait aller; car les saillies des rocs se renvoyèrent les débris de ses membres, et, par un sort trop mérité, les lambeaux dispersés de son corps devinrent à moitié chemin la pâture des bêtes féroces et des oiseaux de proie.

(4) L’autre punition ne tarda guère. Psyché, continuant sa course vagabonde, arriva dans la ville où résidait sa seconde soeur. (5) Celle-ci, dupe de la même fiction, et rêvant comme sa devancière le criminel honneur de supplanter sa cadette, courut vite au rocher et y trouva même fin.

 

Vénus informée s’en prend violemment à Cupidon (V, 28, 1 – 30, 6)

(V, 28, 1) Pendant que Psyché courait ainsi le monde à la recherche de Cupidon, Cupidon, malade de sa brûlure, gémissait couché sur le lit même de sa mère. (2) Or, cet oiseau blanc qui rase de l’aile la surface des mers, plongeant dans les profondeurs de l’Océan, va trouver Vénus, (3) qui se baignait en se jouant au milieu des flots. Il lui annonce, en l’abordant, que son fils s’est fait une grande brûlure, dont la guérison est incertaine. (4) Il ajoute que les bruits les plus fâcheux se répandent sur elle et sur sa famille : La mère et le fils, disait-on, ne sont plus occupés, l’un que d’une intrigue d’amour sur une montagne, et l’autre que du plaisir de nager au fond des mers. (5) Adieu la volupté, adieu les grâces, adieu les jeux et les ris. Tout s’enlaidit, se rouille, s’assombrit dans la nature; plus de tendres noeuds, de commerce d’amitié, d’amour filial. Le désordre règne; ce n’est plus qu’une dissolution générale, un affreux dégoût de tout ce qui entretient l’union et fait le charme de la vie. (6) La volatille babillarde n’oublia rien dans son rapport de ce qui pouvait irriter Vénus contre son fils. (7) Ah ! dit la déesse irritée, mon bon sujet de fils a fait une maîtresse ! Voyons, toi, seule créature qui me montres du zèle, dis-moi le nom de la femme assez osée pour faire les avances à un enfant de cet âge. Est-ce une des Heures, une Nymphe, une Muse, ou l’une des Grâces de ma suite ? (8) L’oiseau jaseur n’eut garde de se taire. Maîtresse, je ne sais trop, répondit-il; mais il y a de par le monde une jeune fille du nom de Psyché, si je ne me trompe, dont on le dit passionnément épris. (9) Qui ? s’écria Vénus tout à fait outrée, cette Psyché qui se mêle d’être aussi belle que moi ? qui s’ingère de porter mon nom ? C’est celle-là qu’il aime ? Ce marmot, apparemment, s’est servi de moi comme entremetteuse ! c’est moi qui lui aurai mis le doigt sur cette donzelle !

(V, 29, 1) Tout en grondant, elle sort précipitamment des ondes, et se dirige vers la couche d’or où repose le dieu malade. De la porte, elle lui crie de sa plus grosse voix : (2) Belle conduite, en vérité, pour un enfant discret et sage ! Est-ce là le cas que vous faites des ordres d’une mère, d’une souveraine ? Au lieu de livrer mon ennemie à d’ignobles amours, (3) vous osez, enfant libertin, lui prodiguer vos caresses précoces, et chercher dans ses bras des plaisirs défendus à votre âge ! Vous prétendez m’imposer pour bru la femme que je déteste ! (4) Ah çà, croyez-vous, petit drôle, séducteur avorton, enfant insupportable, que seul vous soyez en état d’avoir lignée et que moi je sois hors d’âge ? Oh bien ! (5) Sachez que je veux avoir un fils qui vous remplacera, et qui vaudra mieux que vous. Tenez, afin que l’affront soit plus sensible, j’adopterai quelqu’un de mes serviteurs, et je le doterai de ces ailes, de ce flambeau, de cet arc et de ces flèches, que je vous avais confiés pour un meilleur usage; car tout cet équipement m’appartient, (6) et il n’en est pas une pièce qui vous vienne de votre père.

(V, 30, 1) On vous a gâté dès l’enfance : vos mains n’ont jamais su qu’égratigner et battre ceux à qui vous devez le respect. Moi-même, moi, votre mère, enfant dénaturé, ne suis-je pas journellement volée par vous, et quelquefois battue ? Vous n’en useriez pas autrement avec moi si j’étais veuve; et votre beau-père, ce grand et formidable guerrier, ne vous impose même pas. (2) Je le crois bien, au surplus : pour me faire enrager, vous vous êtes mis sur le pied de lui procurer de bonnes fortunes; mais le jeu vous coûtera cher, et ce beau mariage ne sera pas tout roses pour vous, je vous le promets. (3) Suis-je assez bafouée ? Que faire ? que résoudre ? comment avoir raison de ce petit vaurien ? Irai-je mendier le secours de la Sagesse, elle qui m’a vue si souvent lui rompre en visière, toujours pour les frasques de ce mignon ? (4) La créature, d’ailleurs, la plus désobligeante et la plus mal peignée… ! Ah ! j’en ai le frisson; mais il est si bon de se venger, coûte qui coûte ! (5) Allons, j’irai trouver la Sagesse, oui, la Sagesse. Du moins, mon fripon sera châtié de main de maître. Elle videra son carquois, désarmera ses flèches, détendra son arc, éteindra son flambeau, et ne ménagera pas non plus sa petite personne. (6) Je ne serai point satisfaite qu’elle n’ait et rasé cette chevelure dorée que j’ai si souvent peignée de mes propres mains, et rogné ces ailes, autrefois arrosées du nectar de mon sein.

Junon et Cérès (V, 31, 1 – VI, 4, 5)

(V, 31, 1) Elle dit, et sort furieuse, tout en continuant d’exhaler sa bile. Elle est accostée par Junon et Cérès, qui, la voyant le teint allumé, lui demandent pourquoi ce sourcil froncé qui obscurcit le brillant de ses yeux. (2) Je vous rencontre à propos, leur dit-elle : la colère pourrait me porter à quelque excès; mais, je vous en conjure, aidez-moi de tous vos efforts à retrouver cette Psyché qui s’est enfuie, envolée je ne sais où; car vous n’en êtes pas à apprendre le scandale de ma maison, et les hauts faits de celui que je ne veux plus appeler mon fils.

(3) Les deux déesses, bien instruites de l’aventure, essayent d’apaiser la grande colère de Vénus. Mais, madame, qu’a donc fait votre fils, pour motiver cet acharnement contre lui, et cette hostilité si violente contre celle qu’il aime ? (4) Où est le crime, s’il vous plaît, de faire les yeux doux à une jolie fille ? Vous n’ignorez pas qu’il est garçon sans doute, et, de plus, grand garçon ? Auriez-vous oublié la date de sa naissance ? ou, parce qu’il porte si gentiment ses années vous obstinez-vous à le voir toujours enfant ? (5) Vous, sa mère, vous, femme de sens, vous iriez d’un oeil curieux épier ses amusements, lui faire un crime de ses petites fredaines, contrecarrer ses amourettes, et condamner enfin, dans ce beau jouvenceau, (6) vos propres gentilles pratiques, et les doux passe-temps que vous ne vous refusez pas ? Singulière prétention, d’aller semant l’amour partout, et de le prohiber dans vos domaines ! d’exclure vos enfants du droit commun de prendre part aux faiblesses du beau sexe ! Ah! l’on ne vous la passera pas, ni au ciel, ni sur la terre. (7) Ainsi les officieuses déesses prennent la défense de l’absent, dont elles redoutent les flèches; mais Vénus, qui n’entend pas raillerie sur les torts dont elle se plaint, leur tourne le dos, et précipite ses pas vers la mer.

(VI, 1, 1) Psyché cependant allait errant à l’aventure. Jour et nuit elle cherche son époux; le sommeil la fuit, et sa passion s’en exalte encore. Il s’agit pour elle non plus d’attendrir un époux, mais de désarmer un maître. (2) Au sommet d’une montagne escarpée, elle aperçoit un temple. Qui sait ? dit-elle, peut-être est-ce là le séjour de mon souverain seigneur : et la voilà, oubliant ses fatigues, qui court d’un pas rapide vers ce but de son espoir et de ses voeux. (3) Elle gravit intrépidement la hauteur, et s’approche du sanctuaire. Elle y voit amoncelés des épis d’orge et de froment, dont une partie était tressée en couronne. (4) Il y avait aussi des faux et tout l’attirail des travaux de la moisson; mais tout cela pêle-mêle et jeté au hasard; comme il arrive quand l’excès de la chaleur fait tomber l’outil des mains au travailleur fatigué. (5) Psyché s’occupe aussitôt à débrouiller cette confusion, et à remettre chaque chose en ordre et en place, persuadée qu’il n’y a pour elle détail de culte ni observance à négliger, et qu’il n’est aucun dieu dont elle n’ait à se concilier la bienveillance et la pitié.

(VI, 2, 1) Tandis qu’elle vaque à ce soin consciencieusement et sans relâche, arrive Cérès la nourricière, qui la trouve à l’ouvrage : Ah ! malheureuse Psyché, s’écria-t-elle, avec un soupir prolongé, (2) Vénus en courroux cherche par tout l’univers la trace de tes pas; elle veut ta mort; elle se vengera de tout son pouvoir de déesse et toi, je te trouve ici uniquement occupée de mon service, et ne songeant à rien moins qu’à ta propre sûreté ! (3) Psyché se prosterne aux pieds de Cérès, les inonde de ses larmes, et, balayant le sol de ses cheveux, implore la déesse sous toutes les formes de prières.

(4) Par cette main prodigue des trésors de l’abondance, par les rites joyeux de la moisson, par votre attelage ailé de dragons obéissants, (5) par les fertiles sillons de la Sicile, par le char ravisseur, par la terre receleuse, par la descente de Proserpine aux enfers et son ténébreux hyménée, par la triomphante illumination de votre retour après l’avoir retrouvée, par tous les mystères enfin que le sanctuaire de l’antique Éleusis renferme et protège de son silence sacré, prenez en pitié la malheureuse Psyché qui vous supplie; (6) souffrez que je me cache pour quelques jours dans cet amas d’épis. Ou ce temps suffira pour calmer le courroux de ma redoutable ennemie, ou je pourrai du moins retrouver mes forces, épuisées par tant de fatigues.

(VI, 3, 1) Cérès lui répond : Je suis touchée de tes prières et de tes larmes, et je voudrais te secourir; mais Vénus est ma parente; c’est une ancienne amie, bonne femme d’ailleurs, que je ne veux en rien contrarier. (2) Il te faut donc sortir à l’instant de ce temple; et sache-moi gré de ne pas t’y retenir prisonnière.

(3) Refusée contre son espoir, Psyché s’éloigne, emportant dans son coeur un chagrin de plus. Elle revenait tristement sur ses pas, quand son oeil plongeant au fond d’un vallon, découvre un autre temple, dont l’élégante architecture se dessinait dans le demi-jour d’un bois sacré. Décidée à ne négliger aucune chance, même douteuse, de salut, et à se mettre sous la protection d’une divinité quelconque, elle s’avance vers l’entrée de l’édifice. (4) Là se présentent à sa vue les plus riches offrandes. Aux portes sacrées, ainsi qu’aux arbres environnants, étaient suspendues des robes magnifiques; et sur leur tissu la reconnaissance avait brodé en lettres d’or, avec le nom de la déesse, le sujet de chaque action de grâces qu’on lui rendait. Psyché fléchit le genou, embrasse l’autel tiède encore, et, après avoir essuyé ses larmes elle fait cette prière :

(VI, 4, 1) Épouse et soeur du grand Jupiter, toi qui habites un temple antique dans cette Samos, si fière d’avoir entendu tes premiers vagissements et de t’avoir vu presser le sein de ta nourrice; toi que l’altière Carthage, aux opulentes demeures, honore sous les traits d’une vierge traversant les airs avec un lion pour monture; (2) toi qui, sur les bords que l’lnachus arrose, présides aux murs de la célèbre Argos qui t’adore; et toi, la reine des déesses, l’épouse du maître du tonnerre; (3) toi que l’Orient vénère sous le nom de Zygie, et qu’invoque l’Occident sous celui de Lucine; ah ! montre-toi pour moi Junon protectrice ! La fatigue m’accable; daigne me préserver des dangers qui me menacent. Jamais, je le sais, tu ne refusas ta protection aux femmes sur le point d’être mères.

(4) Pendant cette invocation, Junon lui apparaît dans tout l’éclat de la majesté céleste. Je ne demanderais pas mieux, dit-elle, que d’accueillir ta demande; (5) mais me mettre en opposition avec Vénus ma bru, que j’aime comme ma fille, le puis-je vraiment avec convenance ? Et puis il y a des lois qui défendent de recueillir les esclaves fugitifs, et je n’irai pas y porter atteinte.

Vénus fait lancer par Mercure un avis de recherche et Psyché décide de se livrer

(VI, 5, 1 – 8, 4)

(VI, 5, 1) Découragée de ce nouvel échec, et renonçant à suivre un mari qui a des ailes, Psyché se livre à de cruelles réflexions. (2) Où chercher du secours, quand des déesses même ne me témoignent qu’une bonne volonté stérile ? (3) Où porter mes pas, quand tant de pièges m’environnent ? Quel toit, quelle retraite assez obscure pour me cacher à l’oeil inévitable de la toute-puissante Vénus ? Allons, Psyché, une résolution énergique ! plus d’illusions frivoles. Va, de toi-même, te remettre aux mains de ta souveraine : ta soumission, pour être tardive, peut encore la désarmer. (4) Qui sait ? peut-être celui que tu cherches va-t-il se retrouver dans le palais de sa mère. Ainsi décidée à cette soumission hasardeuse, dût-elle y trouver sa perte, Psyché déjà préparait son exorde.

(VI, 6, 1) Cependant Vénus, qui a épuisé tous les moyens d’investigation sur terre, en va demander au ciel. Elle ordonne qu’on attelle son char d’or, oeuvre merveilleuse de l’art de Vulcain, qui lui en avait fait hommage comme présent de noces. La riche matière a diminué sous l’action de la lime; mais, en perdant de son poids, elle a doublé de prix. (2) De l’escadron ailé qui roucoule près de la chambre de la déesse, se détachent quatre blanches colombes; elles s’avancent en se rengorgeant, et viennent d’un air joyeux passer d’elles-mêmes leur cou chatoyant dans un joug brillant de pierreries. (3) Leur maîtresse monte; elles prennent gaiement leur vol; une nuée de passereaux folâtres gazouillent autour du char. D’autres chantres des airs, au gosier suave, annoncent, par leurs doux accents, l’arrivée de la déesse. (4) Les nuées lui font place; le ciel ouvre ses portes à sa fille chérie, et l’Empyrée tressaille d’allégresse à sa venue. L’harmonieux cortège défile, sans avoir à craindre la rencontre de l’aigle, ni du vorace épervier.

(VI, 7, 1) Vénus va droit à la royale demeure de Jupiter, et la fière solliciteuse demande hardiment qu’il lui prête le ministère de Mercure; car il lui faut la meilleure poitrine de l’Olympe. (2) Signe d’assentiment des noirs sourcils. Vénus revient triomphante, et, tout en descendant des cieux avec Mercure, lui dit d’un ton animé : (3) Mon frère l’Arcadien, vous savez que votre soeur Vénus ne fait jamais rien sans vous; vous n’ignorez pas non plus que je suis en quête d’une esclave à moi qui se cache, et que je perds mon temps à la chercher. Je n’ai plus qu’une ressource, c’est de faire proclamer que je promets récompense à qui la trouvera. (4) Je compte sur vous pour me rendre, sans tarder, ce bon office. Surtout que son signalement soit clair et précis. S’il y a lieu plus tard de poursuivre quelque receleur en justice, qu’on ne puisse prétexter cause d’ignorance. (5) Là-dessus, elle remet par écrit à Mercure le nom de Psyché avec les indications nécessaires, et regagne son palais.

(VI, 8, 1) Mercure, empressé de s’acquitter de la commission, se met à parcourir la terre, proclamant partout ce qui suit : « (2) On fait savoir qu’une fille de roi, du nom de Psyché, esclave de Vénus, a pris la fuite. Quiconque pourra la livrer, ou indiquer sa retraite, (3) recevra pour sa peine sept baisers de la bouche même de Vénus; plus, un huitième, emmiellé de ce que ses lèvres ont de plus doux. S’adresser pour la réponse au crieur Mercure, derrière les Pyramides Murciennes. » (4) À cette annonce, on juge quelle excitation l’espoir d’un pareil prix dut produire chez les mortels. Cette circonstance acheva de détruire toute irrésolution dans l’esprit de Psyché.

 

Vénus accueille très durement Psyché (VI, 8, 5 – 9, 6)

(5) Déjà elle approchait des portes de sa maîtresse; l’Habitude, une des suivantes de Vénus, accourt, en criant du plus haut ton de sa voix : (6) Te voilà donc, servante détestable ! Enfin tu te souviens que tu as une maîtresse ! Ne vas-tu pas, avec l’effronterie dont tu es pourvue, feindre d’ignorer quelle peine nous avons eue à courir après toi ? (7) Par bonheur, c’est dans mes mains que tu tombes; autant vaudraient pour toi les griffes de l’enfer. Ah ! tu vas recevoir le prix de ta rébellion.

(VI, 9, 1) Et, la saisissant par les cheveux, elle entraîne la pauvrette, qui n’oppose aucune résistance. En voyant sa victime devant elle, et comme offerte à ses coups, Vénus poussa un grand éclat de rire; de ce rire que produit souvent l’excès de la colère. (2) Enfin, dit-elle, en secouant la tête et se frottant l’oreille droite, vous daignez venir saluer votre belle-mère. N’est-ce pas à votre mari, malade par votre fait, que s’adresse l’honneur de votre visite ? Oh ! soyez tranquille; on vous traitera comme le mérite une aussi estimable belle-fille. Où sont, dit-elle, mes deux servantes, l’Inquiétude et la Tristesse ? (3) On les introduit; et Vénus livre Psyché à leurs mains cruelles. Suivant l’ordre qu’elles ont reçu, elles la frappent de verges, la torturent de mille manières, puis la ramènent en présence de leur maîtresse.

(4) Vénus se mit de nouveau à rire. Oh ! voici, dit-elle, un gros ventre bien fait pour me disposer à la commisération. Cette belle progéniture va faire de moi une si heureuse grand-mère ! Grand-mère ! (5) n’est-ce pas bien réjouissant de s’entendre donner ce nom, et d’avoir pour petit-fils l’enfant d’une vile servante ? (6) Mais je suis folle, en vérité, d’appeler cela mon fils. Ce mariage disproportionné, consommé dans une campagne, sans témoins, sans le consentement du père, ne saurait être légitime. Le marmot sera bâtard, supposé que je lui donne le temps de naître.

Première épreuve : le tri des grains (VI, 10, 1 – 11, 2)

(VI, 10, 1) En proférant ces mots, elle s’élance sur la pauvre Psyché, met sa robe en pièces, lui arrache les cheveux, et lui meurtrit de coups la tête. Ensuite elle se fait apporter du froment, de l’orge, du millet, de la graine de pavots, des pois, des lentilles et des fèves. Elle mêle et confond le tout, et s’adressant à sa victime : (2) Une servante, une créature si disgraciée doit être une habile personne pour avoir su se faire si bien venir. Eh bien ! je veux essayer ton savoir faire. (3) Tu vois cet amas de graines confondues ? tu vas me trier tout, séparer chaque espèce, et en faire autant de tas. Je te donne jusqu’à ce soir pour m’expédier cette tâche. (4) Et, après lui avoir taillé cette belle besogne, la déesse sort pour se rendre à un repas de noces.

Psyché ne songe pas même à mettre la main à ce chaos inextricable. Elle reste immobile et stupéfaite d’une exigence aussi extravagante. (5) Alors la fourmi, chétive habitante des champs, qui pouvait si bien apprécier la difficulté d’une semblable tâche, prend en pitié l’épouse d’un dieu, qu’elle y voit impitoyablement condamnée. Tout indignée de cet acte de marâtre, elle court convoquer le ban des fourmis de son quartier. (6) Soyez compatissantes, filles alertes de la terre; vite au travail ! une femme aimable, l’épouse de l’Amour, a besoin de vos bons offices. (7) Aussitôt la gent aux mille pieds de se ruer, de se trémousser par myriades. En un clin d’oeil tout cet amas confus est divisé, classé par espèces, distribué en autant de tas distincts; et zeste, tous les travailleurs ont disparu.

(VI, 11, 1) Vers le soir, Vénus revient de la fête, échauffée par les rasades, arrosée de parfums et couverte de guirlandes de roses. Elle voit avec quel soin merveilleux la tâche a été remplie : (2) Ce n’est pas toi, coquine, cria-t-elle, qui as fait cette besogne. J’y reconnais la main de celui à qui tu as trop plu, pour ton malheur et pour le sien. Là-dessus, elle jette à Psyché un morceau de pain, et va se mettre au lit.

Deuxième épreuve : les brebis à la toison d’or (VI, 11, 3 – 13, 1)

(3) Cependant Cupidon, confiné au fond du palais, y subissait une réclusion sévère. On craint qu’il n’aggrave sa blessure par son agitation turbulente : surtout, on veut le séquestrer de celle qu’il aime. Ainsi séparés, bien que sous le même toit, les deux amants passèrent une nuit cruelle. (4) Le char de l’Aurore se montrait à peine, que Vénus fit venir Psyché, et lui dit : Vois-tu ce bois bordé dans toute sa longueur par une rivière (5) dont les eaux sont déjà profondes, bien qu’encore voisines de leur source ? Un brillant troupeau de brebis à la toison dorée y paît, sans gardien, à l’aventure: il me faut à l’instant un flocon de leur laine précieuse. Va, et fais en sorte de me le rapporter sans délai.

(VI, 12, 1) Psyché court, vole; non pour accomplir l’ordre de la déesse, mais pour mettre un terme à ses maux dans les eaux du fleuve. Or, voici que, de son lit même, un vert roseau, doux organe d’harmonie, inspiré tout à coup par le vent qui l’agite et qui murmure, se met à prophétiser en ces termes : (2) Pauvre Psyché, déjà si rudement éprouvée, garde-toi de souiller par ta mort la sainteté de mes ondes, et n’approche pas du formidable troupeau qui paît sur ce rivage. (3) Tant que le soleil de midi darde ses rayons, ces brebis sont possédées d’une espèce de rage. Tout mortel alors doit redouter les blessures de leurs cornes acérées, le choc de leur front de pierre, et la morsure de leurs dents venimeuses; (4) mais une fois que le méridien aura tempéré l’ardeur de l’astre du jour, que les brises de la rivière auront rafraîchi le sang de ces furieux animaux, tu pourras sans crainte gagner ce haut platane nourri des mêmes eaux que moi, et trouver sous son feuillage un sûr abri. (5) Alors tu n’auras, pour te procurer de la laine d’or, qu’à secouer les branches des arbres voisins, où elle s’attache par flocons.

(VI, 13, 1) Ainsi le bon roseau faisait entendre à Psyché de salutaires conseils. Elle y prêta une oreille attentive, et n’eut pas lieu de s’en repentir; car, en suivant ses instructions, elle eut bientôt fait sa collecte furtive, et retourna vers Vénus, le sein rempli de cet or amolli en toison.

Troisième épreuve : l’eau de la source du Styx (VI, 13, 2 – 16, 1)

(2) Psyché ne se vit pas mieux accueillie après le succès de cette seconde épreuve. Vénus, fronçant le sourcil, dit avec un sourire amer : (3) Toujours la même protection frauduleuse ! Mais je vais faire un essai décisif de ce courage si ferme et de cette conduite si prudente. (4) Vois-tu ce rocher qui se dresse au sommet de cette montagne escarpée ? Là jaillit une source dont les eaux noirâtres, recueillies d’abord dans le creux d’un vallon voisin, se répandent ensuite dans les marais du Styx, et vont grossir les rauques ondes du Cocyte. (5) Tu iras au jet même de la source puiser de son onde glaciale, et tu me la rapporteras dans cette petite bouteille. Elle dit, et lui remet un flacon de cristal poli, en accompagnant l’injonction des plus terribles menaces.

(VI, 14, 1) Psyché hâte le pas pour gagner le sommet du mont, croyant bien cette fois y trouver le terme de sa misérable existence. Arrivée au haut, elle voit toute l’étendue et la mortelle difficulté de sa tâche, et quels périls il lui faut surmonter. (2) En effet, le rocher s’élevait à une hauteur effroyable, et c’était à travers ses flancs abrupts, d’un escarpement inaccessible, que l’onde formidable trouvait passage. Elle s’échappait par une foule de crevasses, (3) d’où elle glissait perpendiculairement, et s’encaissait ensuite dans une rigole étroite et profonde, qui la conduisait inaperçue jusqu’au fond du vallon. (4) Du creux des rocs qui enfermaient ses deux rives, on voyait s’allonger de droite et de gauche d’affreuses têtes de dragons aux paupières immobiles, aux yeux constamment ouverts; gardiens terribles et qui ne s’endorment ni ne se laissent gagner. (5) De plus, ces eaux étaient parlantes et savaient se défendre elles-mêmes : Arrière ! Que fais-tu ? où vas-tu? Prends garde ! fuis ! Tu mourras! Tels étaient les avertissements qu’elles ne cessaient de faire entendre. (6) Psyché resta pétrifiée en voyant l’impossibilité de sa tâche. Présente de corps, elle est absente par ses sens.

(VI, 15, 1) Accablée par la conscience de son danger, elle n’a pas même la triste ressource des larmes; mais une providence tutélaire veillait sur cette âme innocente. Le royal oiseau de Jupiter, l’aigle aux serres ravissantes, parut tout à coup, déployant ses grandes ailes. (2) Il n’a pas oublié combien il fit autrefois sa cour au souverain des dieux par le rapt de ce jeune Phrygien qui lui sert à boire, et que ce fut Cupidon lui-même qui l’inspira. Des hauteurs de l’Olympe, il vient offrir bien à propos son assistance, jaloux de se rendre agréable au mari en secourant sa jeune épouse. Le voilà donc qui voltige autour de Psyché, et lui dit : (3) Eh quoi ! pauvre innocente, croyez-vous que vos mains novices puissent dérober une seule goutte de l’eau de cette fontaine ? Vous flattez-vous d’approcher seulement de ses bords sacrés et terribles ? (4) Ne savez-vous pas que les dieux, que Jupiter lui-même, ne les nomment qu’en tremblant ? qu’ils jurent par la majesté du Styx, comme vous autres mortels vous jurez par la puissance des dieux ? (5) Mais confiez-moi ce flacon. Il dit, s’en empare, et ne tarde pas à le rapporter plein, passant et repassant, majestueusement soutenu par le balancement de ses puissantes ailes, entre ces deux rangs de gueules béantes, qui ne peuvent que montrer leurs dents terribles et darder sans effet leur triple langue. (6) L’onde s’irrite, et lui crie : Loin d’ici, sacrilège ! Mais il disait : C’est par l’ordre de Vénus; et ce mensonge adroit lui servit aussi de passeport.

(VI, 16, 1) Psyché reçoit avec joie le flacon si heureusement rempli, et le rapporte en toute hâte à Vénus; mais rien n’apaise l’implacable déesse.

Quatrième épreuve : l’expédition chez Proserpine (VI, 16, 2 – 21, 4)

(2) Avec un sourire sinistre, et qui présage de nouvelles et plus périlleuses exigences, elle l’apostrophe en ces mots : il faut que tu sois magicienne, et magicienne des plus expertes, pour avoir mis si lestement de telles commissions à fin; (3) mais voici, ma poulette, ce qu’il te faut encore faire pour moi. Prends cette boîte (elle lui en remit une au même instant), et va de ce pas aux enfers, au sombre ménage de Pluton. (4) Tu présenteras la boîte à Proserpine, et tu lui diras : Vénus demande un peu de votre beauté, ce qu’il en faut pour un jour seulement; (5) car toute sa provision s’est épuisée par la consommation qu’elle en a faite en servant de garde-malade à son fils. Va, et ne tarde pas à retourner; car je veux m’en servir avant de paraître au théâtre de l’Olympe.

(VI, 17, 1) Psyché crut recevoir le coup de grâce. Cette fois l’ordre était clair : c’était tout simplement l’envoyer à la mort. Comment en douter ? On voulait que d’elle-même elle descendît au Tartare et visitât les Mânes. (2) Sans plus tarder, elle court vers une tour élevée, avec l’intention de se précipiter du sommet. C’était, suivant elle, le meilleur et le plus court chemin pour aller aux enfers; (3) mais de la tour s’échappe tout à coup une voix : Quelle est, pauvre enfant, cette idée de se jeter ainsi la tête la première ? Pourquoi reculer devant cette épreuve et vous sacrifier sans but ? (4) Votre âme une fois séparée du corps ira bien en effet au fond du Tartare, mais pour n’en plus revenir. Écoutez-moi :

(VI, 18, 1) Lacédémone, cette noble cité de l’Achaïe, n’est pas loin; elle touche au Ténare, où l’on n’arrive que par des sentiers peu connus; (2) c’est un soupirail du sombre séjour de Pluton. Osez vous engager dans sa bouche béante : devant vous s’ouvrira une route où nul pas n’a laissé sa trace, et qui va vous conduire en ligne directe au palais de l’Orcus; (3) mais il ne faut pas s’aventurer dans ces ténèbres les mains vides. Ayez à chaque main un gâteau de farine d’orge pétri avec du miel, et à la bouche deux petites pièces de monnaie. (4) Vers la moitié du chemin infernal, vous rencontrerez un âne boiteux, chargé de fagots. L’ânier, boiteux aussi, vous demandera de lui ramasser quelques brins de bois tombés de sa charge; passez outre, et ne répondez mot. (5) Bientôt vous arriverez au fleuve de l’Érèbe. Charon est là, exigeant son péage; car ce n’est qu’à prix d’argent qu’il passe les arrivants sur l’autre rive. Ainsi l’avarice vit encore chez les morts ! (6) Ni Charon, ni Pluton même, ce dieu si grand, ne font rien pour rien. Le pauvre en mourant doit se mettre en fonds pour le voyage : nul n’a droit de rendre l’âme que l’argent à la main. (7) Vous donnerez à ce hideux vieillard, à titre de péage, une de vos deux pièces de monnaie. Il faut qu’il la prenne de sa main à votre bouche. (8) En traversant cette onde stagnante, vous verrez flotter le corps d’un vieillard, qui vous tendra ses mains cadavéreuses, vous priant de le tirer à vous dans la barque. La compassion ne vous est pas permise; n’en faites rien.

(VI, 19, 1) Le fleuve franchi, vous rencontrerez à quelques pas de vieilles femmes occupées à faire de la toile, et qui vous demanderont d’y mettre la main : ne vous avisez pas d’y toucher, autant de pièges tendus par Vénus, et elle vous en réserve bien d’autres pour vous amener à vous dessaisir de l’un au moins de vos gâteaux : (2) n’en croyez pas la perte indifférente, il vous en coûterait la vie. (3) Un énorme chien à trois têtes, monstre formidable, épouvantable, sans cesse aboyant aux mânes qu’il effraye sans leur pouvoir faire d’autre mal, jour et nuit fait sentinelle au noir vestibule de Proserpine; c’est le gardien du manoir infernal. (4) Vous le ferez taire aisément en lui jetant un de vos gâteaux, et vous passerez outre. Vous pénétrerez ainsi jusqu’à Proserpine, qui vous fera le plus aimable accueil, vous engagera à vous asseoir et à prendre part à un somptueux festin; (5) mais ne vous asseyez que par terre, et n’acceptez d’autre aliment que du pain noir. Vous exposerez ensuite l’objet de votre mission, et vous prendrez ce qu’elle vous donnera. Cela fait, retournez sur vos pas. (6) Vous vous rachèterez encore de la gueule du chien au prix de votre second gâteau. Vous repasserez le fleuve, en livrant à l’avare nautonier votre autre pièce de monnaie; vous reprendrez le chemin que vous aurez suivi en venant, et vous reverrez ainsi la voûte céleste: (7) mais, sur toutes choses, ne vous avisez pas d’ouvrir la boite qui vous aura été confiée, et de porter les yeux sur ce qu’elle renferme. Point de regard curieux sur ce trésor secret de la beauté divine.

(VI, 20, 1) Ainsi parla cette tour prévoyante en véritable oracle. Psyché dirige aussitôt ses pas vers le Ténare. Munie de ses deux oboles et de ses deux gâteaux, elle descend rapidement le sentier souterrain; (2) passe, sans mot dire, devant l’ânier boiteux; donne le péage au nocher, reste sourde aux instances du mort qui surnage; ne tient compte de l’appel insidieux des tisseuses; et, après avoir endormi, en lui abandonnant son gâteau, la rage du gardien infernal, elle pénètre dans la demeure de Proserpine. (3) En vain son hôtesse lui offre un siège douillet, des mets délicats; elle persiste à s’asseoir à ses pieds sur la terre, et à n’accepter qu’un morceau de pain grossier. C’est en cette posture qu’elle s’acquitte du message de Vénus. (4) La boîte au contenu mystérieux lui est remise hermétiquement close; et, après avoir de nouveau fermé la gueule de l’aboyeur avec le second gâteau, désintéressé le nocher avec la seconde obole, elle quitte les enfers plus gaillardement qu’elle n’y était descendue, (5) et elle revoit et adore la blanche lumière des cieux; mais, tout empressée qu’elle est de terminer sa mission, une curiosité téméraire s’empare de son esprit. (6) En vérité, se dit-elle, je serais bien simple, moi qui porte la beauté des déesses, de n’en pas retenir un peu pour mon usage, quand ce serait peut-être le moyen de ramener le charmant objet que j’adore.

(VI, 21, 1) En disant ces mots, elle ouvre la boîte. De beauté point; objet quelconque ne s’y montre : mais à peine le couvercle est-il soulevé, qu’une vapeur léthargique, enfant de l’Érèbe, s’empare des sens de Psyché, se répand comme un voile épais sur tous ses membres, et la terrasse au milieu du chemin, (2) où elle reste étendue dans l’immobilité du sommeil ou plutôt de la mort.

Cependant la blessure de Cupidon s’était cicatrisée. La force lui était revenue, et avec elle l’impatience de revoir sa Psyché. Il s’échappe à travers l’étroite fenêtre de sa prison. (3) Ses ailes rafraîchies et reposées le transportent en un clin d’oeil près de son amante. Il la dégage avec soin du sommeil qui l’oppresse, et qu’il replace dans sa boîte. Puis, de la pointe d’une de ses flèches, il touche légèrement Psyché et la réveille : (4) Eh quoi ! malheureuse enfant, encore cette curiosité qui te perd ! Allons, hâte-toi de t’acquitter de la commission de ma mère; moi, j’aviserai au reste. À ces mots, l’amant ailé reprend son vol, et Psyché se dépêche de porter à Vénus le présent de Proserpine.

Jupiter intervient en faveur de Psyché et fait d’elle une immortelle (VI, 22, 1 – 23, 5)

(VI, 22, 1) Cependant Cupidon, que sa passion dévore et qui craint, à l’air courroucé de sa mère, que la Sagesse ne vienne à se mettre de la partie, se résout à tenter les grands moyens. De son aile rapide il perce la voûte des cieux, va présenter requête à Jupiter, et plaide sa cause devant lui. (2) Le maître des dieux pince doucement ses petites joues, les attire près de ses lèvres, les baise, et lui dit : (3) Monsieur mon fils, vous n’avez guère respecté en moi la suprématie déférée par le consentement des dieux : de moi le régulateur des éléments, le moteur des révolutions célestes, vous avez fait le point de mire ordinaire de vos flèches. Vous m’avez compromis dans je ne sais combien d’intrigues amoureuses avec des mortelles. (4) En dépit des lois, notamment de la loi Julia et de toute morale publique, vous avez chargé ma conscience, aussi bien que ma réputation, d’assez scandaleux adultères. Flamme, serpent, oiseau, bête des bois, bête d’étable; il n’est métamorphose ignoble où vous n’ayez ravalé la majesté de mes traits; (5) mais je veux être débonnaire, et me rappeler seulement que vous avez grandi entre mes bras. J’accède à votre requête; mais arrangez-vous pour qu’elle ne se renouvelle pas. D’autre part, en revanche, s’il se montre là-bas quelques minois hors de ligne, souvenez-vous que vous me devez une compensation.

(VI, 23, 1) Il dit, et ordonne à Mercure de convoquer à l’instant tout le conseil des dieux, sous peine pour chaque immortel absent d’une amende de dix mille écus. Grâce à la menace, on fut exact à la céleste conférence. Alors le grand Jupiter, assis sur un trône élevé, adresse ce discours à l’assemblée : (2) Dieux conscrits du rôle des Muses, vous savez que c’est moi-même qui ai fait l’éducation de ce jouvenceau. Or, j’ai décidé de mettre un frein aux emportements de sa jeunesse ardente. Il n’a que trop fait parler de lui pour des adultères et des désordres de tous genres. (3) Je veux ôter à cette fougue tout prétexte, et la contenir par les chaînes de l’hymen. Il a fait choix d’une jeune fille, et lui a ravi sa fleur. Elle est sa possession, qu’il la garde : heureux dans ses embrassements, qu’il en jouisse à toujours. (4) Se tournant alors du côté de Vénus : Vous, ma fille, dit-il, ne vous affligez pas; ne craignez pour votre rang ni pour votre maison l’injure d’une mésalliance. Il s’agit de noeuds assortis, légitimes, et contractés selon les formes du droit.

 

L’apothéose de Psyché et le mariage (VI, 23, 5 – 24, 4)

(5) Il ordonne aussitôt à Mercure d’enlever Psyché, et de l’introduire devant les dieux. Jupiter présente à la jeune fille une coupe d’ambroisie : Prends, Psyché, lui dit-il, et sois immortelle. Cupidon et toi, qu’un noeud indestructible vous unisse à jamais.

(VI, 24, 1) Soudain se déploie le splendide appareil des noces. Sur le lit d’honneur, on voyait l’époux tenant dans ses bras sa Psyché; et, dans la même attitude, Jupiter avec sa Junon. Venaient ensuite tous les dieux, chacun selon son rang. (2) Le nectar circule (c’est le vin des immortels); Jupiter a son jeune berger pour échanson; Bacchus verse rasade au reste de l’assemblée. Vulcain s’était chargé de la cuisine. (3) Les Heures semaient partout les fleurs et les roses, les Grâces répandaient les parfums, les Muses faisaient entendre leurs voix mélodieuses. Apollon chanta en s’accompagnant de la lyre, et les jolis pieds de Vénus dessinèrent un pas gracieux, en le réglant sur ces accords divins. Elle-même avait ainsi complété son orchestre : les Muses chantaient en choeur, un Satyre jouait de la flûte, un Faune du chalumeau. (4) C’est ainsi que Psyché fut unie à Cupidon dans les formes. Une fille naquit de leurs amours : on l’appelle la Volupté.

Nous vous rappelons que l’utilisation des pierres à but thérapeutique, ne se substitue en aucun cas à un traitement médical prescrit par un médecin. Nous vous conseillons de rester prudent et de vous souvenir que la lithothérapie est un soutien et non un médicament. Il n’y a pas de principe actif dans les pierres.

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